dimanche 24 juin 2018

Notes sur quelques visages de Preminger


« La dramatisation aura à répondre à la complexité polyvalente du sujet – visage et cœur d'un personnage central – non afin d'évincer ce personnage, ne voulant être ni énigme, ni suspense, mais afin de le servir et de l'éclaircir. Favorisant en elle par voie de conséquence la discontinuité, qui projette sur le sujet une série d'éclairs révélateurs, elle réussira pourtant à ne pas nous priver de tout sentiment de l'évolution et de la continuité du sujet... »
Jacques Lourcelles, Otto Preminger par J. Lourcelles, Seghers, "Cinéma d'aujourd'hui", 1965, p.18


Aucune évidence du personnage premingerien. Rien à première vue ne permet clairement de le comprendre, car au reste du monde il renvoie son mutisme, l'inertie de son visage, son mystère. Dans une séquence particulièrement marquante d'Angel Face, Diane Treymane, rendue aux marges de la folie à la mort de son père, offrait à notre regard, et aux deux avocats venus l'interroger, un visage de marbre interdisant toute interprétation. Au personnel dramatique comme au spectateur, la même question est posée : comment pénétrer l'enceinte de cet être qui se refuse à nous ? Recourir à des interprétations symboliques, ce serait l'évincer, réduire l'épaisseur d'un comportement passionnel à la somme des opérations que nécessite une démonstration intellectuelle. S'en tenir à la lettre du scénario, cela laisserait à coup sûr fasciné, mais pas moins perplexe. Quant au plan générique, le ballet des premiers rôles nous indique que la diversité y est une règle pour un cinéaste chez qui la redite est inenvisageable. On compte bien une récurrence, devenue pour l'éternité une griffe du style Preminger : une certaine qualité de visage, froid, silencieux et distancié, qu'arborent souvent les personnages principaux. Partant de ce que, avec Lourcelles, visage et cœur sont parts d'un même complexe subjectif, il est tentant de se demander pourquoi le visage se présente ainsi ? Dans quelle mesure l'émotion donne-t-elle sa forme au visage des héros premingeriens ?


Angel Face

Un premier élément de réponse consiste à voir que le visage se neutralise lors d'un moment critique, c'est-à-dire lorsque le personnage premingerien rompt la dynamique des masques qu'il s'appliquait pour maintenir sa place dans le champ social. Comme le dit Mathieu Macheret, « le héros accède à un niveau de conscience qui le libère de sa course effrénée pour la survie » lors « de ce moment, assez précieux dans les films de Preminger, où enfin le héros est libéré de son égoïsme... »(1). Mâle premingerien exemplaire, médiocre et hâbleur, Eric Stanton (Fallen Angel) est de ceux qui opèrent
Fallen Angel
une fuite en avant jusqu'à la compromission : accusé du meurtre d'une serveuse pulpeuse, Stella, il ne trouve pour seul refuge les bras de sa femme, June Mills, épousée pour sa dot. La logique de l'égoïsme qui dicte le comportement de Eric ne trouve de borne que dans le « I love you » lancé par June, soit dans l'irruption d'un sentiment, finalement partagé, qui recompose la situation, c'est-à-dire qui modifie la perspective du personnage sur lui-même et le monde. Pour toute réponse, Stanton « impose le silence..., la caméra remonte doucement sur les visages... l'intrigue est suspendue, un silence purificateur est répandu dans la pièce, et le flot d'amertume, d'angoisse... s'est soudainement asséché. »(2). Le visage neutralisé et silencieux manifeste donc une rupture qui, du point de vue de l'économie narrative, vaut comme un rachat. Les hommes chez Preminger sont souvent les rejetons d'une engeance unique de manipulateurs à la petite semaine. L'auteur s'acharnera à les démythifier jusqu'à l'odieux (Korvo (Whirlpool), Dan O'Mara (Daisy Kenyon), David Slater (The Moon is Blue)), dans un parcours expiatoire qui révélera à leurs yeux l'importance de la relation interindividuelle.

Or, le cas des héroïnes premingeriennes est plus ambigu. Certaines sont certes égoïstes et payent par la solitude la sécheresse de leur cœur (Forever Amber, The Fan), mais les situations dans lesquelles les hommes les jettent la plupart du temps ne supposent pas leur « rachat ». Au contraire, façonnées par eux (Laura Hunt), objets d'incessantes convoitises (Stella) ou d'arrangements (Daisy Kenyon), pantins animés (Ann Sutton dans Whirlpool) et mortes à venir, les héroïnes premingeriennes n'ont pour arme que la résistance qu'impose l'épure de leurs visages. Le regard de l'autre ne peut que s'arrêter à la surface de ces êtres dont il pensait tout savoir, et qui, sans explication, fascinent. Les films de Preminger sont donc souvent l'aventure de femmes qui s'affirment en tant que sujets individuels en manifestant dans leur comportement la rupture qu'elles opèrent avec le monde. Au contraire du héros de western qui, dans l'action solitaire, affirme la perspective de toute la communauté, les personnages féminins premingeriens (et bien des hommes à partir de 1955) « se frayent un chemin à travers un monde hyper-civilisé, sceptique, à la fois méfiant et indifférent, exigeant et sans gratitude »(3). La solitude n'est pas tant un choix que la conséquence de leur inadéquation avec les règles qu'on leur impose. Seule réponse donnée au langage des hommes qui les enserre, le silence isole les héroïnes autant qu'il les individualise, ou plus exactement qu'il révèle leur déphasage. C'est par exemple le rôle du portrait, qui vient sceller l'union entre le retrait de la communauté et la fascination provoquée par l'affirmation de la différence dans le visage. Dans Laura et Whirlpool, c'est sous le patronage de son portrait que la morte apparaît à l'écran (le « fantôme » de Laura et le cadavre de Theresa Randolph), ce dernier jouant alors le rôle d'une relique mortuaire. En effet, le tableau insiste à la fois sur l'absence d'un personnage arrimé artificiellement à la vie par la technique picturale, et sur la fascination qu'exerce l'être révélé par la mort dans sa totale altérité. Au centre du portrait trône le visage, à la fois lieu d'affirmation et pôle de fascination du personnage.

A gauche : Laura - A droite : Whirlpool


Affirmation et fascination sont certainement ce sur quoi l'on a bâti un imaginaire, celui de la femme fatale, largement tributaire du succès retentissant de Laura en 1944. Mais ramener aux lois d'un genre l'étrangeté de l’œuvre de Preminger ne saurait rendre compte de la conception très particulière qu'il se fait de la psychologie. Comme nous le disions, rien ne peut ramener le héros premingerien à l'évidence d'un topos, si bien que la blancheur resplendissante des visages de Gene Tierney ou de Jean Simmons sont autant affaire de résistance envers le personnel dramatique qu'envers le spectateur. Dans un précédent article, nous avions vu que le personnage de Diane Treymane était
Angel Face
irréductible à la figure de la femme fatale : si sa caractérisation psychologique semble à première vue être tributaire de l'opposition classique du noir et du blanc (blanc pour les larmes, noir pour le crime), c'était leur constante coexistence qui frappait, si bien que toute lecture manichéenne finissait par être désamorcée au profit d'un malaise niant, à terme, toute projection désirante. C'est donc au seul spectateur d'établir des « rapports » (Lourcelles) entre les actions des différents personnages, qu'aucun réseau symbolique ne nous permettrait d'appréhender, car « à travers toute l’œuvre de Preminger, une psychologie active, concrète, incarnée dans le temps..., mais aussi une psychologie fragile, minée secrètement de l'intérieur par le scepticisme et par l'idée que la psychologie n'existe pas, tire provisoirement de leur nuit les émanations premingeriennes »(4). Aussi les héroïnes de Preminger ont-elles quelque chose d'in-compréhensible, au sens où personne d'autre qu'elles-mêmes ne serait en mesure de mettre des mots sur les raisons de leur comportement. Leurs visages neutralisés et silencieux semblent déliés de toute causalité, car aucune cause objectivable n'est en mesure d'expliquer leur apparition et ne vient perturber l'inertie qui leur est propre. Pour le spectateur comme pour les personnages, le visage de ces femmes est alors mystère.


Il est à noter qu'il existe une distance entre l'efficacité de leurs initiatives et cet « aspect fantomatique, désincarné, qui contredit les résultats pourtant très concret, parfois trop, qui en découlent. » Chez Diane par exemple, il y a toujours comme « un flottement inexprimable entre ses intentions et ses actes, flottement que la mise en scène est merveilleusement capable de suggérer au moment même où elle renonce à le justifier »(5). Ce n'est pas ici le machiavélisme qui est objet d'admiration, mais bien l'inadéquation entre la gravité des actes et « l'absence habitée » de Diane (Nathalie Bourgeois), dont le visage rend compte lorsqu'elle est laissée à elle-même. Exception faite des héroïnes uniquement mue par un désir d'ascension sociale (Laura, Ambre), ce n'est pas la maîtrise de soi qui caractérise les femmes chez Preminger, mais un comportement toujours à la lisière de l'errance. S'y révèle une forme d'étrangeté à soi-même, résultant directement de l'inefficacité de la démarche introspective. Il y a là une proximité évidente, soulignée à plusieurs reprises par J. Lourcelles, avec l’œuvre racinienne : chez les deux auteurs, « le personnage troublé est intensément conscient de son trouble, encore que cette conscience ne lui permette pas de surmonter son état de confusion »(6). L'héroïne premingerienne n'a d'autre objet en tête que le trouble obscur qui se manifeste en elle et qui conditionne son apparition à l'écran. Le parti pris racinien de Preminger suppose donc qu'aucun objectif rationnel ne structure le comportement de ses personnages, mais que leurs corps, leurs gestes et leurs traits mettent en évidence les formes de leurs vies affectives. En effet, ce qu'on appellera grossièrement machiavélisme se distingue en ce qu'il concentre toutes les puissances du sujet en vue d'une fin donnée, ce qui contribue à la cohérence de l'ensemble des actions réalisées ; au contraire, chez les héroïnes premingeriennes, l'unité de l'action provient d'une tendance ancrée dans le sujet et constamment renouvelée.

Whirlpool
Dans Whirlpool, la thérapie hypnotique de David Korvo a pour fonction immédiate de révéler le véritable visage de Ann Sutton en écartant la jeune femme de la sphère sociale et de ses codes. Dès la première séance, lors de la réception organisée chez Tina Cosgrove, l'exercice de l'hypnose impose un cadre intime et excentré qui prendra la forme d'un salon privé en marge de la fête. Mais cet espace isolé ne suppose pas pour autant que Ann s'y trouve maîtresse d'elle-même ; au contraire, c'est à double titre qu'elle est mise à distance de ses actes dans l'hypnose : elle ne les contrôle pas (c'est Korvo qui les dicte), et elle n'agit en vue d'aucune fin déterminée, mais en vertu d'un penchant psychanalytiquement identifiable (le kléptomanie), par lequel elle donne un consentement inconscient aux ordres de son maître. C'est en cela que consiste le premier moment du processus visant à élucider le comportement mystérieux des héroïnes premingeriennes : la découverte de la cause objectivable de leur comportement (la maladie psychologique), qu'on désignera comme le mobile de leurs actions. Mais une ressource plus profonde encore semble animer Ann lorsqu'elle se refuse à donner sa main à Korvo, après que ce dernier lui en ait donné l'ordre : Ann se voit demandée de réaliser une action qui excède son consentement, c'est-à-dire qu'aucun penchant chez elle ne peut motiver. Or, à ce moment précis, c'est le visage qui devient le centre de l'image, puisque Ann acte ce refus d'un léger mouvement de la tête en direction du sol. Un visage qui se trouve à nouveau comme habité, cette fois par une grâce enfantine faite de crainte (la main repliée sur la gorge) et de froideur (les yeux détournés), dont la coexistence contribue à mettre en évidence la faiblesse et la puissance d'affirmation du personnage. C'est tout un comportement coordonné (visage, yeux et main) qui se révèle ici uniquement motivé par activité émotionnelle subtile, si bien que l'héroïne agit d'une certaine manière, sans même que le mobile de son action en soit la cause. Nous appellerons secret la mise en action du corps et du visage des personnages premingeriens en fonction d'une activité émotionnelle dont la caractéristique est le trouble. Rien de plus proche du secret que la « psychologie active et incarnée » dont parlait J. Lourcelles, c'est-à-dire ce moment où l'émotion se révèle « comme comportement, comme une modification [des] rapports avec autrui et avec le monde... »(7). Dans ses plus beaux films, Preminger, comme Racine, se fait un passionnant phénoménologue de la vie affective.

Laura

Plus que la griffe d'un auteur, le visage se révèle ainsi, dans le cadre de la fiction, un trait du style de conduite qui caractérise l'existence de chaque personnage. Objet de fascination et pôle d'affirmation chez les héroïnes, le visage est ce par quoi l'altérité du personnage se révèle au regard impérialiste du spectateur et possessif des autres. Si chez les êtres égoïstes, il est le lieu du passage de l'aveuglement à la solitude, et de la solitude à l'acceptation de la relation interindividuelle, il manifeste chez les héroïnes les plus fascinantes leur caractère incompréhensible. Par delà les calculs et les stratégies, il semble que seul l'échange fondé sur le discours des passions soit à même de créer une relation où l'on ne rapporte pas le comportement à un mobile déterminé, mais où chacun éprouve avec attention les différents moments de la vie affective des autres, c'est-à-dire où le secret de chacun est envisagé comme la forme de son individualité(8).


(1) : Mathieu Macheret, « Preminger, ou comment survivre en Amérique », conférence donnée le 24 septembre 2012 à la Cinémathèque française.
(2) : ibid.
(3) : L'analyse comparée avec la définition du western donnée par Delmer Daves est en Lourcelles, p.24.
(4) : Lourcelles, p.32
(5) : Lourcelles p. 33-34.
(6) : Georges Poulet, Etudes sur le temps humain/4. Mesure de l'instant, « Racine ».
(7) : Maurice Merleau-Ponty, "Le cinéma et la nouvelle psychologie", conférence donnée le 13 mars 1945 à l'IDHEC, reprise dans Sens et non-sens, Gallimard, "Bibliothèque de philosophie", 1996. Voir les lignes suivantes, consistant en une mise en doute de la positivité de la psychologie au profit d'une étude de la vie affective incarnée, qui frappent par leur proximité avec ce que le cinéma de Preminger n'aura eu de cesse de travailler jusqu'à la fin des années 1950 : « Il nous faut rejeter ici ce préjugé qui fait de l'amour, de la haine ou de la colère des « réalités intérieures » accessibles à un seul témoin, celui qui les éprouve. Colère, honte, haine, amour ne sont pas des faits psychiques cachés au plus profond de la conscience d'autrui, ce sont des types du comportement ou des styles de conduite visibles du dehors. Ils sont sur ce visage ou dans ces gestes et non pas cachés derrière eux. »
(8) : Cela ne veut pas pour autant dire que les relations interindividuelles y trouvent une forme d'équilibre ; au contraire, le règne des passions est aussi celui du dilemme affectif. On peut songer ici à ces deux films en miroir que sont Daisy Kenyon et The Moon is Blue, chacun traitant de la figure du "triangle amoureux", l'un sur le mode du mélodrame et l'autre sur celui de la comédie de situation.