mardi 10 juillet 2018

Percevoir pour percevoir, - pour rien, pour le plaisir...


Qui connaît l’œuvre de Dario Argento ne s'étonnera pas de l'importance accordée au décor et à l'espace dans les études critiques qui lui sont consacrées. A la fois territoire irrationnel et instrument fatal, l'espace semble tributaire d'une hétérogénéité consubstantielle au traitement qu'il inflige à l'image, contribuant à isoler le personnage en son sein. Comme l'écrit Jean-Baptiste Thoret, « l'espace est constitué de zones de couleurs et de lumière très marquées. Les formes géométriques qui le découpent, les décors peints ou les effets de trompe-l’œil qui donnent l'illusion d'une profondeur, isolent les personnages à l'intérieur d'espaces étriqués. Mêmes vastes et désertés, les étendues procurent chez lui une sensation d'écrasement due à la présence de constructions imposantes »(1). On reconnaît ici aisément l'influence chirichienne d'Argento, mise en évidence dans Profondo Rosso : plus que jamais, l'espace, même vide, est habité par une présence indéfinissable et inlocalisable, que les points de vue inexplicables de la caméra ne cesseront d'attester. Or, il y a chez Argento ceci de remarquable que la mise en espace semble toujours aux lisières de l'abstraction, sans pour autant que le personnage (et toute l'épaisseur figurative qui lui est propre) ne soit confondu avec un détail ravalé au sein de l'espace à contempler. Cette idée centrale a longtemps été l'objet d'un malentendu, exposé avec style par Serge Daney dans son célèbre texte (portant sur Inferno), « Un rien d'enfer » : « Il en va des personnages comme des objets, comme il en va de toute chose dans Inferno et dans le maniérisme. Il s'agit d'un faux fonctionnalisme où les choses et les personnages (vus comme des choses) ne sont là que pour ne servir à rien ». Ensemble d'images qui ne font qu'en refléter d'autres (picturales, cinématographiques), composé uniquement en vue de servir la mécanique scénaristique et de concocter de petits pièges optiques, les films d'Argento ne fourniraient rien qui pût s'approcher d'une vérité enregistrée ; la mise en espace ne consisterait qu'en la somme de ses « effets de signatures », et attesterait du plaisir autistique qu'il tire de ses « exercices d'écolier », lui procurant la satisfaction dérisoire du démiurge ; bref, d'une vanité caractéristique du cinéma maniériste. Si, depuis, de nombreuses réponses ont été apportées, mettant en évidence le parcours existentiel que traversent les personnages principaux du cinéma maniériste(2), il n'en reste pas moins que l'esthétisme argentien porte souvent les personnages secondaires, ou plus exactement les « victimes » (car c'est sur elles que portent les sarcasmes de Daney), à la limite entre le simple rouage et la figure. Comment le comprendre ?


L'Oiseau au plumage de cristal
Au mi-temps de L'Oiseau au plumage de cristal, le premier film d'Argento, une jeune femme entre seule, la nuit, dans le hall d'un luxueux immeuble. De l'ouverture du portail à son arrivée devant l'ascenseur, qu'avons-nous vu ? Trois plans, mais surtout : l'escalier central, cadré en plongée totale, vide, dans un style on ne peut plus hitchcockien. Si la présence de ce plan devait uniquement s'expliquer par une quelconque logique citationnelle, rien ne permettrait d'en évacuer l'étrangeté formelle. A la différence de De Palma, la citation cinématographique n'a pas chez Argento la fonction d'un commentaire de l'image originelle, et rarement celle d'une métaphore du récit. Quelque chose de purement optique semble transcender ces fonctions qui se rapportent finalement à des contenus narratif et théorique. L'accent semble primordialement mis sur la construction d'un espace d'où ressortent en premier lieu un ensemble de lignes enchâssées figurant une succession de triangles. La brièveté du plan ne permet d'ailleurs pas d'en distinguer avec précision la profondeur, si bien que rien, si ce n'est les dégradés lumineux, ne nous permettrait d'en connaître la nature, trompe-l’œil ou une profondeur réelle. On trouve donc ici une modalité particulière de la confusion entre aplat et profondeur ; en effet, cette dernière nous est uniquement révélée dans l'image par l'agencement régulier des lignes formant une série de triangles de plus en plus petits et par la gradation de la lumière. Sont donc ramenés à leur principe deux techniques fondamentales de la perspective linéaire (indissociable, à l'époque analogique, de l'enregistrement filmique) : la variation de la taille des éléments représentés proportionnellement à la distance qui les sépare du spectateur, et la limitation du champ du visible aux bordures de l'espace représenté (ici rendu par l'ombre qui gagne les limites du cadre). C'est que ce plan révèle d'abord qu'il est un plan de cinéma, c'est-à-dire une illusion de profondeur rendue au moyen d'une reconstruction de l'espace par un trucage optique(3), avant même d'être un plan qui donne à penser le récit, et où le cinéma se pense. C'est surtout que ramenés à ces règles primordiales de composition, l'enregistrement cinématographique du réel révèle sa dualité définitoire : surface plane rendant compte d'une profondeur, et illusion de profondeur qui, par la réflexivité, se révèle aplat ; si bien qu'aplat et profondeur ne sont pas seulement deux possibilités de l'image, mais le couple dans lequel toute image cinématographique se compose(4).

L'Oiseau au plumage de cristal
Que se passe-t-il ensuite ? Nous voyons la jeune femme attendre un ascenseur coincé au quatrième étage, puis jeter un œil en direction de l'escalier, d'où le point de vue précédent provenait. C'est dans un plan en plongée, quasiment le même que le premier (l'ombre a gagné tout le bas de l'écran) qu'elle apparaît. Or, l'image semble révolutionnée. Le plan encore vide semblait avoir pour seule nécessité de mettre en évidence son propre caractère duel. Mais, après altération, il s'est chargé d'une valeur symbolique évidente : les lignes ne sont plus seulement une détermination particulière de l'espace, inhérente à la perspective, mais une figure du danger qui enserre et enferme le personnage. L'espace s'est déchargé de son épure au profit d'un contenu identifiable : il est maintenant piège. L'incertitude entre profondeur et aplat semble s'être estompée immédiatement, à tel point que l'écrasante hauteur de l'édifice se révèle à notre regard. Raison en est que la totalité de l'organisation de l'espace semble maintenant dévolue à la femme ainsi apparue, réorganisation qui s'est opérée chez le spectateur par réflexe. Mais, si ce dernier se retourne vers les « stimulis objectifs » de l'image et « les investit d'un sens qu'ils... ont seulement comme situation », la perception générale de l'image cinématographique est conditionnée par les cadres de l'enregistrement et l'imposition d'une composition et d'une ligne de fuite, si bien qu'aucune « vue préobjective » ne semble concevable ici(5). Aussi, non seulement l'image trahit (comme toute image cinématographique) les conditions préalables à son enregistrement, mais elle assigne à tout élément visuel venant l'altérer la fonction d'un stimulus contribuant au caractère illusionniste de la représentation filmée. La pauvre jeune femme est certes dissociée de l'espace qui l'entoure, mais seulement en tant qu'elle a pour fonction d'activer un pôle différent dans le dispositif de l'image. De l'objet à la victime, il n'y aurait chez Argento qu'une différence de degré, au sein de sa grande et vaine entreprise illusionniste.

Mais c'est mal poser le problème et payer sans doute le prix de l'analyse photogrammatique. En effet, l'introduction du stimulus visuel ne s'est pas fait sur un mode tel que pourraient être opposés le premier plan et le plan altéré. Au contraire, Argento à l'intelligence de montrer l'altération en procès, c'est-à-dire de commencer son plan avant l'entrée de la jeune femme dans le champ. La différence est de taille, car maintenir le réflexe comme ce qui différencie les deux images suppose alors de dissocier le stimulus comme mobile et la condition de son apparition à l'écran, c'est-à-dire du mouvement. C'est donc postuler une solution de continuité entre l'image première et son altération, et donner ainsi à cette différence la valeur que revêt la coupe de montage dans l'expérience de Koulechov.

Il faut au contraire considérer la continuité du mouvement représenté au sein de l'unité filmique enregistrée pour interroger la différence qui se fait sentir. En musique comme au cinéma, le mouvement est ce par quoi l'unité fondamentale de la chose se révèle au cœur d'un cadre déterminé (le tempo d'un côté, l'unité du plan de l'autre), car, comme écrit Bergson, nous y percevons un changement qui « est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie [ou le mouvement au cœur du plan] s'arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même masse sonore [ou visuelle] ; c'en serait un autre également indivisible »(6). Le spectateur devra donc renverser son regard, et considérer comme principe de la représentation filmique non pas la rupture que représente l'altération dans l'ordre de l'image, mais la continuité mouvante que le cinéma enregistre, mise en évidence par l'altération(7). Le stimulus n'est donc pas un mobile, c'est-à-dire un élément clos qui viendrait imprimer l'image (la jeune femme) et attester sa différence radicale avec son état précédent, mais ce qui saille du mouvement général qu'enregistre cette dernière. On dira donc, en reprenant le vocabulaire deleuzien, que cette entrée de champ est un « instant privilégié » du mouvement, que le dispositif très sophistiqué d'Argento aura contribué à mettre en évidence. Dans le passage de l'incertitude entre aplat et profondeur à la profondeur écrasante et symbolique ne s'est donc pas tant joué une conversion complète de l'image qu'une transformation du tout à partir de la modification d'une partie, si bien qu'on se rangera du côté de l'analyse de Jean-Baptiste Thoret, selon laquelle, chez Argento, « il n'y a pas deux images dotées de propriétés distinctes mais une multitude d'images bi-faces (l'image d'un côté, son fantôme, de l'autre) et un état latent (ce qui affleure) »(8).

Si l'on en revient à la valeur que revêt la victime au cœur de ce monde d'images, on remarque qu'elle a un statut privilégié, car elle se révèle comme la clé de l'espace. Comme dans la peinture cubiste, le fractionnement est au principe de la représentation cinématographique, puisque le mouvement impose à tous les éléments une constante variation « [de] corps, [de] parties, [d']aspects, [de] dimensions, [de] distances, [de] positions respectives de corps qui composent un ensemble dans l'image »(9), qui ne s'arrête qu'avec la fin du film.
Broc et violon, Braque, 1911 (détail)
On peut songer au Broc et violon de Braque, où son cubisme analytique, qui avait presque abolit la représentation en multipliant les points de vue figurés simultanément, restait à la lisière de l'abstraction, car son auteur avait pris soin d'ajouter en trompes-l’œil quelques éléments fractionnés dudit violon. Le semblant d'unité qui permettait à l'esprit d’appréhender sa forme n'était pas tant dû à la continuité d'un trait fini qu'aux rapports d'espacement à peu près égaux entre les deux ouïes (connotant la caisse de résonance), les quatre cordes (le manche) et la tête. Braque avait donc su fixer le moment où, en-dehors de toute détermination spatiale euclidienne, l'objet se révélait comme un ensemble de rapports entre ses composantes, ce qui permettait d'en faire le point saillant d'une représentation toute entière tendue à la figuration simultanée du devenir. La victime de la scène de l'escalier possède la même fonction : elle révèle que, dans la perspective linéaire, le raccourci n'est pas tant une figure finie qu'un ensemble de rapports avec l'espace qui l'entoure, voué à une modification constante.

Deux espaces bifaces dans Suspiria
Les films ultérieurs d'Argento ne manqueront pas d'affiner cette conception si particulière de l'image. Les enjeux de réversibilité seront au cœur de Profondo Rosso, tandis que la plus belle séquence de meurtre du cinéma argentien, au début de Suspiria, donnera l'occasion de voir un personnage presque entièrement ravalé par un espace dont la nature (aplat ou profondeur) reste indiscernable. Dans L'Oiseau... l'association du danger et de la présence invisible se fait encore sous le patronage classique de l'ombre. Sa modernité flamboyante préférera, à la fin des années 70 et dans les années 80, instiguer une présence diffuse, liée à l'usage du son et à la multiplication des victimes potentielles (technique dont Inferno sera l'acmé). Néanmoins, la finalité reste la même : l'ombre ne revêt pas ici la fonction qu'elle a dans le cinéma expressionniste ou dans l'horreur gothique ; elle n'est pas là pour activer l'imagination du spectateur, mais rend compte, comme chez Tourneur, d'une incertitude fondamentale sur la nature de l'antagoniste (l'ubiquité de l'assassin dans le giallo lui donnant souvent des airs de fantômes). D'une manière suffisamment intéressante pour être notée, être ravalé par l'ombre suppose ici d'entrer dans un nouveau régime d'image, qui ne consiste plus en l'exploitation des spécificités de la représentation cinématographique, mais en la citation directe de l'imagerie picturale. En retravaillant les clairs-obscurs de La Tour pour évoquer l'enfant Jésus de son Saint Joseph charpentier, Argento figure littéralement un passage de l'aplat au volume, dans un mouvement où l'aplat est l'apanage d'un mal toujours invisible, qui ne manifeste jamais sa présence dans l'espace, et le volume, la manière qu'ont les personnages de s'adapter à l'espace du Mal, et le Mal d'apparaître pour asséner un coup fatal. Mais avant que l'action et l'horreur ne prennent en charge la représentation, reste un état latent où profondeur et aplat, volume et trompe-l’œil semblent confondus.

L'Oiseau au plumage de cristal
Saint Joseph charpentier,
La Tour, 1638-1645











Aussi, il faut bien reconnaître une fonction aux victimes argentiennes : elles sont, d'une part, la mesure des espaces qui les surplombe mais qui se recomposent autour d'elles, et d'autre part, celle du mouvement dans lequel tout élément est pris, et dont elles saillent. En ce sens, la critique de Daney semble symptomatique d'une cinéphilie qui est restée aveugle face à un cinéma dont l'objet premier n'était pas tant la représentation du réel comme objet, que la mise à l'exercice de la perception par le cinéma (car le regard des cinéastes maniéristes est d'abord celui d'enfants formés par le cinéma) et la constitution d'un espace proprement filmique, c'est-à-dire où le monde représenté ait pour principe les spécificités de la perception cinématographique. Il y a donc une véritable fonctionnalisme dans le cinéma argentien, dont tous les rouages visent à proposer une expérience de perception. Mais une perception dont la spécificité serait d'être entièrement détachée de la chose comme fonction objective, si bien qu'une corbeau, qu'une bille ou qu'un homme ont le même droit au point de vue. Une perception qui rend donc au monde son étrangeté en offrant à l'artiste la possibilité d'en recomposer les intensités. Une perception aussi vaine que celle qui préside à toute production artistique, puisque les véritables artistes sont ceux qui nous révèlent qu'il est possible, comme dit Bergson, de percevoir « pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir. »



(1) : Jean-Baptiste Thoret, Dario Argento, Magicien de la peur, Cahiers du cinéma, coll. Auteurs, p.74. Voir le chapitre III où l'auteur réalise une analyse très précise de l'influence de Chirico sur Argento et la présence chez les deux hommes de « profondeurs habitées ».
(2) : Voir Thoret, chapitre « Rideau » et sur l'influence du Blow Up d'Antonioni sur le cinéma américain maniériste, voir Les mille yeux de Brian de Palma, Luc Lagier, pp.101-104.
(3) : Voir Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, « Le Problème de Cézanne », Gallimard, p.23-24 : « La perspective vécue, celle de notre perception, n'est pas la perspective géométrique ou photographique : dans la perception, les objets proches paraissent plus petits, les objets éloignés plus grands, qu'ils ne font sur une photographie, comme on le voit au cinéma quand un train approche et grandit beaucoup plus vite qu'un train réel dans les mêmes conditions. »
(4) : Voir Thoret, pp. 81-84 (sur la résolution de l'enquête dans Profondo Rosso) et pp.90-91 (sur la tapisserie en trompe-l’œil de la chambre de Pat Hingles au début de Suspiria).
(5) : Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.94-95. C'est l'alliance du réflexe et de la perception « en tant qu'elle ne pose pas d'abord un objet de connaissance », ni ne s'exerce dans un espace où l'apparition de choses est organisé en vertu d'une hiérarchie conçue préalablement, qui permet de ne pas assigner aux objets une fonction déterminée, mais restitue à leur apparaître la condition de possibilité de notre être au monde.
(6) : Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, « La Perception du changement », P.U.F., p.164.
(7) : L'application des thèses de Bergson, qui était très hostile à la représentation cinématographique, ne peut se faire qu'avec l'apport de l'étude de Gilles Deleuze L'Image-mouvement, Cinéma 1. Sur la critique de Bergson, voir L’Évolution créatrice, pp.304-305 et sur la défense « bergsonnienne » du cinéma par Deleuze, voir L'Image-mouvement, chapitre 1.
(8) : Thoret, p.112.
(9) : Deleuze, p.38.