Qui
connaît l’œuvre de Dario Argento ne s'étonnera pas de
l'importance accordée au décor et à l'espace dans les études
critiques qui lui sont consacrées. A la fois territoire irrationnel
et instrument fatal, l'espace semble tributaire d'une hétérogénéité
consubstantielle au traitement qu'il inflige à l'image, contribuant
à isoler le personnage en son sein. Comme l'écrit Jean-Baptiste
Thoret, « l'espace est constitué de zones de couleurs et de
lumière très marquées. Les formes géométriques qui le découpent,
les décors peints ou les effets de trompe-l’œil qui donnent
l'illusion d'une profondeur, isolent les personnages à l'intérieur
d'espaces étriqués. Mêmes vastes et désertés, les étendues
procurent chez lui une sensation d'écrasement due à la présence de
constructions imposantes »(1). On
reconnaît ici aisément l'influence chirichienne d'Argento, mise en
évidence dans Profondo Rosso : plus que jamais,
l'espace, même vide, est habité par une présence indéfinissable
et inlocalisable, que les points de vue inexplicables de la caméra
ne cesseront d'attester. Or, il y a chez Argento ceci de remarquable
que la mise en espace semble toujours aux lisières de l'abstraction,
sans pour autant que le personnage (et toute l'épaisseur figurative
qui lui est propre) ne soit confondu avec un détail ravalé au sein
de l'espace à contempler. Cette idée centrale a longtemps été
l'objet d'un malentendu, exposé avec style par Serge Daney dans son
célèbre texte (portant sur Inferno), « Un rien
d'enfer » : « Il en va des personnages comme des
objets, comme il en va de toute chose dans Inferno et dans le
maniérisme. Il s'agit d'un faux fonctionnalisme où
les choses et les personnages (vus comme des choses) ne sont là que
pour ne servir à rien ». Ensemble d'images qui ne font
qu'en refléter d'autres (picturales, cinématographiques), composé
uniquement en vue de servir la mécanique scénaristique et de
concocter de petits pièges optiques, les films d'Argento ne
fourniraient rien qui pût s'approcher d'une vérité enregistrée ;
la mise en espace ne consisterait qu'en la somme de ses « effets
de signatures », et attesterait du plaisir autistique qu'il
tire de ses « exercices d'écolier », lui
procurant la satisfaction dérisoire du démiurge ; bref, d'une
vanité caractéristique du cinéma maniériste. Si, depuis,
de nombreuses réponses ont été apportées, mettant en évidence le
parcours existentiel que traversent les personnages principaux du
cinéma maniériste(2),
il n'en reste pas moins que l'esthétisme argentien porte souvent les
personnages secondaires, ou plus exactement les « victimes »
(car c'est sur elles que portent les sarcasmes de Daney), à la
limite entre le simple rouage et la figure. Comment le comprendre ?
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L'Oiseau au plumage de cristal |
Au
mi-temps de L'Oiseau au plumage de cristal, le premier film
d'Argento, une jeune femme entre seule, la nuit, dans le hall d'un
luxueux immeuble. De l'ouverture du portail à son arrivée devant
l'ascenseur, qu'avons-nous vu ? Trois plans, mais surtout :
l'escalier central, cadré en plongée totale, vide, dans un style on
ne peut plus hitchcockien. Si la présence de ce plan devait
uniquement s'expliquer par une quelconque logique citationnelle,
rien ne permettrait d'en évacuer l'étrangeté formelle. A la
différence de De Palma, la citation cinématographique n'a pas chez
Argento la fonction d'un commentaire de l'image originelle, et
rarement celle d'une métaphore du récit. Quelque chose de purement
optique semble transcender ces fonctions qui se rapportent finalement
à des contenus narratif et théorique. L'accent semble
primordialement mis sur la construction d'un espace d'où ressortent
en premier lieu un ensemble de lignes enchâssées figurant une
succession de triangles. La brièveté du plan ne permet d'ailleurs
pas d'en distinguer avec précision la profondeur, si bien que rien,
si ce n'est les dégradés lumineux, ne nous permettrait d'en
connaître la nature, trompe-l’œil ou une profondeur réelle. On
trouve donc ici une modalité particulière de la confusion entre
aplat et profondeur ; en effet, cette dernière nous est
uniquement révélée dans l'image par l'agencement régulier des
lignes formant une série de triangles de plus en plus petits et par
la gradation de la lumière. Sont donc ramenés à leur principe deux
techniques fondamentales de la perspective linéaire (indissociable,
à l'époque analogique, de l'enregistrement filmique) : la
variation de la taille des éléments représentés
proportionnellement à la distance qui les sépare du spectateur, et
la limitation du champ du visible aux bordures de l'espace représenté
(ici rendu par l'ombre qui gagne les limites du cadre). C'est que ce
plan révèle d'abord qu'il est un plan de cinéma, c'est-à-dire une
illusion de profondeur rendue au moyen d'une reconstruction de
l'espace par un trucage optique(3),
avant même d'être un plan qui donne à penser le récit,
et où le cinéma se pense. C'est surtout que ramenés à ces
règles primordiales de composition, l'enregistrement
cinématographique du réel révèle sa dualité définitoire :
surface plane rendant compte d'une profondeur, et illusion de
profondeur qui, par la réflexivité, se révèle aplat ; si bien
qu'aplat et profondeur ne sont pas seulement deux possibilités de
l'image, mais le couple dans lequel toute image cinématographique se
compose(4).
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L'Oiseau au plumage de cristal |
Que
se passe-t-il ensuite ? Nous voyons la jeune femme attendre un
ascenseur coincé au quatrième étage, puis jeter un œil en
direction de l'escalier, d'où le point de vue précédent provenait.
C'est dans un plan en plongée, quasiment le même que le premier
(l'ombre a gagné tout le bas de l'écran) qu'elle apparaît. Or,
l'image semble révolutionnée. Le plan encore vide semblait
avoir pour seule nécessité de mettre en évidence son propre
caractère duel. Mais, après altération, il s'est chargé d'une
valeur symbolique évidente : les lignes ne sont plus seulement
une détermination particulière de l'espace, inhérente à la
perspective, mais une figure du danger qui enserre et enferme le
personnage. L'espace s'est déchargé de son épure au profit d'un
contenu identifiable : il est maintenant piège. L'incertitude
entre profondeur et aplat semble s'être estompée immédiatement, à
tel point que l'écrasante hauteur de l'édifice se révèle à notre
regard. Raison en est que la totalité de l'organisation de l'espace
semble maintenant dévolue à la femme ainsi apparue, réorganisation
qui s'est opérée chez le spectateur par réflexe. Mais, si ce
dernier se retourne vers les « stimulis objectifs »
de l'image et « les investit d'un sens qu'ils... ont
seulement comme situation », la perception générale de
l'image cinématographique est conditionnée par les cadres de
l'enregistrement et l'imposition d'une composition et d'une ligne de
fuite, si bien qu'aucune « vue préobjective » ne
semble concevable ici(5).
Aussi, non seulement l'image trahit (comme toute image
cinématographique) les conditions préalables à son enregistrement,
mais elle assigne à tout élément visuel venant l'altérer la
fonction d'un stimulus contribuant au caractère illusionniste de la
représentation filmée. La pauvre jeune femme est certes dissociée
de l'espace qui l'entoure, mais seulement en tant qu'elle a pour
fonction d'activer un pôle différent dans le dispositif de l'image.
De l'objet à la victime, il n'y aurait chez Argento qu'une
différence de degré, au sein de sa grande et vaine entreprise
illusionniste.
Mais
c'est mal poser le problème et payer sans doute le prix de l'analyse
photogrammatique. En effet, l'introduction du stimulus visuel ne
s'est pas fait sur un mode tel que pourraient être opposés le
premier plan et le plan altéré. Au contraire, Argento à
l'intelligence de montrer l'altération en procès, c'est-à-dire de
commencer son plan avant l'entrée de la jeune femme dans le champ.
La différence est de taille, car maintenir le réflexe comme ce qui
différencie les deux images suppose alors de dissocier le stimulus
comme mobile et la condition de son apparition à l'écran,
c'est-à-dire du mouvement. C'est donc postuler une solution de
continuité entre l'image première et son altération, et donner
ainsi à cette différence la valeur que revêt la coupe de montage
dans l'expérience de Koulechov.
Il
faut au contraire considérer la continuité du mouvement représenté
au sein de l'unité filmique enregistrée pour interroger la
différence qui se fait sentir. En musique comme au cinéma, le
mouvement est ce par quoi l'unité fondamentale de la chose se révèle
au cœur d'un cadre déterminé (le tempo d'un côté, l'unité du
plan de l'autre), car, comme écrit Bergson, nous y percevons un
changement qui « est la chose même. Et il a beau prendre du
temps, il est indivisible : si la mélodie [ou le mouvement
au cœur du plan] s'arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même
masse sonore [ou visuelle] ; c'en serait un autre
également indivisible »(6). Le
spectateur devra donc renverser son regard, et considérer comme
principe de la représentation filmique non pas la rupture que
représente l'altération dans l'ordre de l'image, mais la continuité
mouvante que le cinéma enregistre, mise en évidence par
l'altération(7). Le
stimulus n'est donc pas un mobile, c'est-à-dire un élément clos
qui viendrait imprimer l'image (la jeune femme) et attester sa
différence radicale avec son état précédent, mais ce qui saille
du mouvement général qu'enregistre cette dernière. On dira donc,
en reprenant le vocabulaire deleuzien, que cette entrée de champ est
un « instant privilégié » du mouvement,
que le dispositif très sophistiqué d'Argento aura contribué à
mettre en évidence. Dans le passage de l'incertitude entre aplat et
profondeur à la profondeur écrasante et symbolique ne s'est donc
pas tant joué une conversion complète de l'image qu'une
transformation du tout à partir de la modification d'une partie, si
bien qu'on se rangera du côté de l'analyse de Jean-Baptiste Thoret,
selon laquelle, chez Argento, « il n'y a pas deux images
dotées de propriétés distinctes mais une multitude d'images
bi-faces (l'image d'un côté, son fantôme, de l'autre) et un état
latent (ce qui affleure) »(8).
Si
l'on en revient à la valeur que revêt la victime au cœur de ce
monde d'images, on remarque qu'elle a un statut privilégié, car
elle se révèle comme la clé de l'espace. Comme dans la peinture
cubiste, le fractionnement est au principe de la représentation
cinématographique, puisque le mouvement impose à tous les éléments
une constante variation « [de] corps, [de] parties,
[d']aspects, [de] dimensions, [de] distances,
[de] positions respectives de corps qui composent un ensemble dans
l'image »(9), qui
ne s'arrête qu'avec la fin du film.
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Broc et violon, Braque, 1911 (détail) |
On peut songer au Broc et
violon de Braque, où son cubisme analytique, qui avait presque
abolit la représentation en multipliant les points de vue figurés
simultanément, restait à la lisière de l'abstraction, car son
auteur avait pris soin d'ajouter en trompes-l’œil quelques
éléments fractionnés dudit violon. Le semblant d'unité qui
permettait à l'esprit d’appréhender sa forme n'était pas tant dû
à la continuité d'un trait fini qu'aux rapports d'espacement à peu
près égaux entre les deux ouïes (connotant la caisse de
résonance), les quatre cordes (le manche) et la tête. Braque avait
donc su fixer le moment où, en-dehors de toute détermination
spatiale euclidienne, l'objet se révélait comme un ensemble de
rapports entre ses composantes, ce qui permettait d'en faire le point
saillant d'une représentation toute entière tendue à la figuration
simultanée du devenir. La victime de la scène de l'escalier possède
la même fonction : elle révèle que, dans la perspective
linéaire, le raccourci n'est pas tant une figure finie qu'un
ensemble de rapports avec l'espace qui l'entoure, voué à une
modification constante.
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Deux espaces bifaces dans Suspiria |
Les
films ultérieurs d'Argento ne manqueront pas d'affiner cette
conception si particulière de l'image. Les enjeux de réversibilité
seront au cœur de Profondo Rosso, tandis que la plus belle
séquence de meurtre du cinéma argentien, au début de Suspiria,
donnera l'occasion de voir un personnage presque entièrement ravalé
par un espace dont la nature (aplat ou profondeur) reste
indiscernable. Dans L'Oiseau... l'association du danger et de
la présence invisible se fait encore sous le patronage classique de
l'ombre. Sa modernité flamboyante préférera, à la fin des années
70 et dans les années 80, instiguer une présence diffuse, liée à
l'usage du son et à la multiplication des victimes potentielles
(technique dont Inferno sera l'acmé). Néanmoins, la finalité
reste la même : l'ombre ne revêt pas ici la fonction qu'elle a
dans le cinéma expressionniste ou dans l'horreur gothique ;
elle n'est pas là pour activer l'imagination du spectateur, mais
rend compte, comme chez Tourneur, d'une incertitude fondamentale sur
la nature de l'antagoniste (l'ubiquité de l'assassin dans le giallo
lui donnant souvent des airs de fantômes). D'une manière
suffisamment intéressante pour être notée, être ravalé par
l'ombre suppose ici d'entrer dans un nouveau régime d'image, qui ne
consiste plus en l'exploitation des spécificités de la
représentation cinématographique, mais en la citation directe de
l'imagerie picturale. En retravaillant les clairs-obscurs de La Tour pour évoquer l'enfant Jésus de son Saint Joseph charpentier, Argento figure
littéralement un passage de l'aplat au volume, dans un mouvement où
l'aplat est l'apanage d'un mal toujours invisible, qui ne manifeste
jamais sa présence dans l'espace, et le volume, la manière
qu'ont les personnages de s'adapter à l'espace du Mal, et le Mal
d'apparaître pour asséner un coup fatal. Mais avant que l'action et
l'horreur ne prennent en charge la représentation, reste un état
latent où profondeur et aplat, volume et trompe-l’œil
semblent confondus.
|
L'Oiseau au plumage de cristal |
|
Saint Joseph charpentier, La Tour, 1638-1645 |
Aussi,
il faut bien reconnaître une fonction aux victimes argentiennes :
elles sont, d'une part, la mesure des espaces qui les
surplombe mais qui se recomposent autour d'elles, et d'autre part,
celle du mouvement dans lequel tout élément est pris, et dont elles
saillent. En ce sens, la critique de Daney semble symptomatique d'une
cinéphilie qui est restée aveugle face à un cinéma dont l'objet
premier n'était pas tant la représentation du réel comme objet,
que la mise à l'exercice de la perception par le cinéma (car le
regard des cinéastes maniéristes est d'abord celui d'enfants formés
par le cinéma) et la constitution d'un espace proprement filmique,
c'est-à-dire où le monde représenté ait pour principe les
spécificités de la perception cinématographique. Il y a donc une
véritable fonctionnalisme dans le cinéma argentien, dont tous les
rouages visent à proposer une expérience de perception. Mais une
perception dont la spécificité serait d'être entièrement détachée
de la chose comme fonction objective, si bien qu'une corbeau, qu'une
bille ou qu'un homme ont le même droit au point de vue. Une
perception qui rend donc au monde son étrangeté en offrant à
l'artiste la possibilité d'en recomposer les intensités. Une
perception aussi vaine que celle qui préside à toute production
artistique, puisque les véritables artistes sont ceux qui nous
révèlent qu'il est possible, comme dit Bergson, de percevoir « pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir. »
(1) : Jean-Baptiste Thoret, Dario
Argento, Magicien de la peur, Cahiers du cinéma, coll. Auteurs, p.74. Voir le chapitre III où
l'auteur réalise une analyse très précise de l'influence de
Chirico sur Argento et la présence chez les deux hommes de
« profondeurs habitées ».
(2) : Voir Thoret, chapitre « Rideau »
et sur l'influence du Blow
Up d'Antonioni sur le cinéma
américain maniériste, voir Les mille yeux de Brian de
Palma, Luc Lagier, pp.101-104.
(3) : Voir Maurice Merleau-Ponty, Sens
et non-sens, « Le Problème
de Cézanne », Gallimard, p.23-24 : « La perspective
vécue, celle de notre perception, n'est pas la perspective
géométrique ou photographique : dans la perception, les objets
proches paraissent plus petits, les objets éloignés plus grands,
qu'ils ne font sur une photographie, comme on le voit au cinéma
quand un train approche et grandit beaucoup plus vite qu'un train
réel dans les mêmes conditions. »
(4) : Voir Thoret, pp. 81-84 (sur la
résolution de l'enquête dans Profondo Rosso)
et pp.90-91 (sur la tapisserie en trompe-l’œil de la chambre de
Pat Hingles au début de Suspiria).
(5) : Maurice Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception,
p.94-95. C'est l'alliance du réflexe et de la perception « en
tant qu'elle ne pose pas d'abord un objet de connaissance »,
ni ne s'exerce dans un espace où l'apparition de choses est organisé
en vertu d'une hiérarchie conçue préalablement, qui permet de ne
pas assigner aux objets une fonction déterminée, mais restitue à
leur apparaître la condition de possibilité de notre être au
monde.
(6) : Henri Bergson, La Pensée et le mouvant,
« La Perception du changement », P.U.F., p.164.
(7) : L'application des thèses de Bergson, qui était
très hostile à la représentation cinématographique, ne peut se
faire qu'avec l'apport de l'étude de Gilles Deleuze
L'Image-mouvement, Cinéma 1.
Sur la critique de Bergson, voir L’Évolution créatrice,
pp.304-305 et sur la défense « bergsonnienne » du cinéma
par Deleuze, voir L'Image-mouvement,
chapitre 1.
(8) : Thoret, p.112.
(9) : Deleuze, p.38.