« La dramatisation aura à répondre à la complexité polyvalente du sujet – visage et cœur d'un personnage central – non afin d'évincer ce personnage, ne voulant être ni énigme, ni suspense, mais afin de le servir et de l'éclaircir. Favorisant en elle par voie de conséquence la discontinuité, qui projette sur le sujet une série d'éclairs révélateurs, elle réussira pourtant à ne pas nous priver de tout sentiment de l'évolution et de la continuité du sujet... »
Jacques
Lourcelles, Otto Preminger par J. Lourcelles,
Seghers, "Cinéma d'aujourd'hui", 1965, p.18
Aucune
évidence du personnage premingerien. Rien à première vue
ne permet clairement de le comprendre, car au reste du monde il
renvoie son mutisme, l'inertie de son visage, son mystère. Dans une
séquence particulièrement marquante d'Angel Face,
Diane Treymane, rendue aux marges de la folie à la mort de son père,
offrait à notre regard, et aux deux avocats venus l'interroger, un
visage de marbre interdisant toute interprétation. Au personnel
dramatique comme au spectateur, la même question est posée :
comment pénétrer l'enceinte de cet être qui se refuse à nous ?
Recourir à des interprétations symboliques, ce serait l'évincer,
réduire l'épaisseur d'un comportement passionnel à la somme des
opérations que nécessite une démonstration intellectuelle. S'en
tenir à la lettre du scénario, cela laisserait à coup sûr
fasciné, mais pas moins perplexe. Quant au plan générique, le
ballet des premiers rôles nous indique que la diversité y est une
règle pour un cinéaste chez qui la redite est inenvisageable. On
compte bien une récurrence, devenue pour l'éternité une griffe du
style Preminger : une certaine qualité de visage, froid,
silencieux et distancié, qu'arborent souvent les personnages
principaux. Partant de ce que, avec Lourcelles, visage
et cœur sont parts
d'un même complexe subjectif, il est tentant de se demander pourquoi
le visage se présente ainsi ? Dans quelle mesure l'émotion donne-t-elle sa forme au visage des héros premingeriens ?
Angel Face |
Un
premier élément de réponse consiste à voir que le visage se
neutralise lors d'un moment critique, c'est-à-dire lorsque le
personnage premingerien rompt la dynamique des masques qu'il
s'appliquait pour maintenir sa place dans le champ social. Comme le
dit Mathieu Macheret, « le héros accède à un
niveau de conscience qui le libère de sa course effrénée pour la
survie » lors « de
ce moment, assez précieux dans les films de Preminger, où enfin le
héros est libéré de son égoïsme... »(1).
Mâle premingerien exemplaire, médiocre et hâbleur, Eric Stanton
(Fallen Angel) est de
ceux qui opèrent
une fuite en avant jusqu'à la compromission :
accusé du meurtre d'une serveuse pulpeuse, Stella, il ne trouve pour
seul refuge les bras de sa femme, June Mills, épousée pour sa dot.
La logique de l'égoïsme qui dicte le comportement de Eric ne trouve
de borne que dans le « I love you »
lancé par June, soit dans l'irruption d'un sentiment, finalement
partagé, qui recompose la situation, c'est-à-dire qui modifie la
perspective du personnage sur lui-même et le monde. Pour toute
réponse, Stanton « impose le silence...,
la caméra remonte doucement sur les visages... l'intrigue
est suspendue, un silence purificateur est répandu dans la pièce,
et le flot d'amertume, d'angoisse... s'est soudainement asséché. »(2).
Le visage neutralisé et silencieux manifeste donc une rupture qui,
du point de vue de l'économie narrative, vaut comme un rachat. Les
hommes chez Preminger sont souvent les rejetons d'une engeance unique
de manipulateurs à la petite semaine. L'auteur s'acharnera à les
démythifier jusqu'à l'odieux (Korvo (Whirlpool),
Dan O'Mara (Daisy Kenyon),
David Slater (The Moon is Blue)),
dans un parcours expiatoire qui révélera à leurs yeux l'importance
de la relation interindividuelle.
Fallen Angel |
Or,
le cas des héroïnes premingeriennes est plus ambigu. Certaines sont
certes égoïstes et payent par la solitude la sécheresse de leur
cœur (Forever Amber,
The Fan), mais les
situations dans lesquelles les hommes les jettent la plupart du temps
ne supposent pas leur « rachat ». Au contraire, façonnées
par eux (Laura Hunt), objets d'incessantes convoitises (Stella) ou
d'arrangements (Daisy Kenyon), pantins animés (Ann Sutton dans
Whirlpool) et mortes à
venir, les héroïnes premingeriennes n'ont pour arme que la
résistance qu'impose l'épure de leurs visages. Le regard de l'autre
ne peut que s'arrêter à la surface de ces êtres dont il pensait
tout savoir, et qui, sans explication, fascinent. Les films de
Preminger sont donc souvent l'aventure de femmes qui s'affirment en
tant que sujets individuels en manifestant dans leur comportement la
rupture qu'elles opèrent avec le monde. Au contraire du héros de
western qui, dans l'action solitaire, affirme la perspective de toute
la communauté, les personnages féminins premingeriens (et bien des
hommes à partir de 1955) « se frayent un chemin à
travers un monde hyper-civilisé, sceptique, à la fois méfiant et
indifférent, exigeant et sans gratitude »(3).
La solitude n'est pas tant un choix que la conséquence de leur
inadéquation avec les règles qu'on leur impose. Seule réponse
donnée au langage des hommes qui les enserre, le silence isole les
héroïnes autant qu'il les individualise, ou plus exactement qu'il
révèle leur déphasage. C'est par exemple le rôle du portrait, qui
vient sceller l'union entre le retrait de la communauté et la
fascination provoquée par l'affirmation de la différence dans le
visage. Dans Laura
et Whirlpool,
c'est sous le patronage de son portrait que la morte apparaît à
l'écran (le « fantôme » de Laura et le cadavre de
Theresa Randolph), ce dernier jouant alors le rôle d'une relique
mortuaire. En effet, le tableau insiste à la fois sur l'absence d'un
personnage arrimé artificiellement à la vie par la technique
picturale, et sur la fascination qu'exerce l'être révélé par la
mort dans sa totale altérité. Au centre du portrait trône le
visage, à la fois lieu d'affirmation et pôle de fascination du
personnage.
A gauche : Laura - A droite : Whirlpool |
Affirmation
et fascination sont certainement ce sur quoi l'on a bâti un
imaginaire, celui de la femme fatale,
largement tributaire du succès retentissant de Laura
en 1944. Mais ramener aux lois d'un genre l'étrangeté de l’œuvre
de Preminger ne saurait rendre compte de la conception très
particulière qu'il se fait de la psychologie. Comme nous le disions,
rien ne peut ramener le héros premingerien à l'évidence d'un
topos, si bien que la blancheur resplendissante des visages de Gene
Tierney ou de Jean Simmons sont autant affaire de résistance envers
le personnel dramatique qu'envers le spectateur. Dans un précédent
article, nous avions vu que le personnage de Diane Treymane était
irréductible à la figure de la femme fatale : si sa
caractérisation psychologique semble à première vue être
tributaire de l'opposition classique du noir et du blanc (blanc pour
les larmes, noir pour le crime), c'était leur constante coexistence
qui frappait, si bien que toute lecture manichéenne finissait par
être désamorcée au profit d'un malaise niant, à terme, toute
projection désirante. C'est donc au seul spectateur d'établir des
« rapports »
(Lourcelles) entre les actions des différents personnages, qu'aucun
réseau symbolique ne nous permettrait d'appréhender, car « à
travers toute l’œuvre de Preminger, une psychologie active,
concrète, incarnée dans le temps..., mais aussi une psychologie
fragile, minée secrètement de l'intérieur par le scepticisme et
par l'idée que la psychologie n'existe pas, tire provisoirement de
leur nuit les émanations premingeriennes »(4).
Aussi les héroïnes de Preminger ont-elles quelque chose
d'in-compréhensible,
au sens où personne d'autre qu'elles-mêmes ne serait en mesure de
mettre des mots sur les raisons de leur comportement. Leurs visages
neutralisés et silencieux semblent déliés de toute causalité, car
aucune cause objectivable n'est en mesure d'expliquer leur apparition
et ne vient perturber l'inertie qui leur est propre. Pour le
spectateur comme pour les personnages, le visage de ces femmes est
alors mystère.
Angel Face |
Il
est à noter qu'il existe une distance entre l'efficacité de leurs
initiatives et cet « aspect fantomatique, désincarné,
qui contredit les résultats pourtant très concret, parfois trop,
qui en découlent. » Chez
Diane par exemple, il y a toujours comme « un
flottement inexprimable entre ses intentions et ses actes, flottement
que la mise en scène est merveilleusement capable de suggérer au
moment même où elle renonce à le justifier »(5).
Ce n'est pas ici le machiavélisme qui est objet d'admiration, mais
bien l'inadéquation entre la gravité des actes et « l'absence
habitée » de Diane
(Nathalie Bourgeois), dont le visage rend compte lorsqu'elle est
laissée à elle-même. Exception faite des héroïnes uniquement mue
par un désir d'ascension sociale (Laura, Ambre), ce n'est pas la
maîtrise de soi qui caractérise les femmes chez Preminger, mais un
comportement toujours à la lisière de l'errance. S'y révèle une
forme d'étrangeté à soi-même, résultant directement de
l'inefficacité de la démarche introspective. Il y a là une
proximité évidente, soulignée à plusieurs reprises par J.
Lourcelles, avec l’œuvre racinienne : chez les deux auteurs,
« le personnage troublé est intensément conscient
de son trouble, encore que cette conscience ne lui permette pas de
surmonter son état de confusion »(6).
L'héroïne premingerienne n'a d'autre objet en tête que le trouble
obscur qui se manifeste en elle et qui conditionne son apparition à
l'écran. Le parti pris racinien de Preminger suppose donc qu'aucun
objectif rationnel ne structure le comportement de ses personnages,
mais que leurs corps, leurs gestes et leurs traits mettent en
évidence les formes de leurs vies affectives. En effet, ce qu'on
appellera grossièrement machiavélisme se distingue en ce qu'il
concentre toutes les puissances du sujet en vue d'une fin donnée, ce
qui contribue à la cohérence de l'ensemble des actions réalisées ;
au contraire, chez les héroïnes premingeriennes, l'unité de
l'action provient d'une tendance ancrée dans le sujet et constamment
renouvelée.
Whirlpool |
Dans
Whirlpool, la thérapie
hypnotique de David Korvo a pour fonction immédiate de révéler le
véritable visage de Ann Sutton en écartant la jeune femme de la
sphère sociale et de ses codes. Dès la première séance, lors de
la réception organisée chez Tina Cosgrove, l'exercice de l'hypnose
impose un cadre intime et excentré qui prendra la forme d'un salon
privé en marge de la fête. Mais cet espace isolé ne suppose pas
pour autant que Ann s'y trouve maîtresse d'elle-même ; au
contraire, c'est à double titre qu'elle est mise à distance de ses
actes dans l'hypnose : elle ne les contrôle pas (c'est Korvo
qui les dicte), et elle n'agit en vue d'aucune fin déterminée, mais
en vertu d'un penchant psychanalytiquement identifiable (le
kléptomanie), par lequel elle donne un consentement inconscient aux
ordres de son maître. C'est en cela que consiste le premier moment
du processus visant à élucider le comportement mystérieux des
héroïnes premingeriennes : la découverte de la cause
objectivable de leur comportement (la maladie psychologique), qu'on
désignera comme le mobile
de leurs actions. Mais une ressource plus profonde encore semble
animer Ann lorsqu'elle se refuse à donner sa main à Korvo, après
que ce dernier lui en ait donné l'ordre : Ann se voit demandée
de réaliser une action qui excède son consentement, c'est-à-dire
qu'aucun penchant chez elle ne peut motiver. Or, à ce moment précis,
c'est le visage qui devient le centre de l'image, puisque Ann acte ce
refus d'un léger mouvement de la tête en direction du sol. Un
visage qui se trouve à nouveau comme habité, cette fois par une
grâce enfantine faite de crainte (la main repliée sur la gorge) et
de froideur (les yeux détournés), dont la coexistence contribue à
mettre en évidence la faiblesse et la puissance d'affirmation du
personnage. C'est tout un comportement coordonné (visage, yeux et
main) qui se révèle ici uniquement motivé par activité
émotionnelle subtile, si bien que l'héroïne agit d'une certaine
manière, sans même que le mobile de son action en soit la cause.
Nous appellerons secret la
mise en action du corps et du visage des personnages premingeriens en
fonction d'une activité émotionnelle dont la caractéristique est
le trouble. Rien de
plus proche du secret
que la « psychologie active et
incarnée » dont
parlait J. Lourcelles, c'est-à-dire ce moment où l'émotion se
révèle « comme comportement, comme une modification
[des] rapports avec
autrui et avec le monde... »(7).
Dans ses plus beaux films, Preminger, comme Racine, se fait un
passionnant phénoménologue de la vie affective.
Laura |
Plus
que la griffe d'un auteur, le visage se révèle ainsi, dans le
cadre de la fiction, un trait du style de conduite qui caractérise
l'existence de chaque personnage. Objet de fascination et pôle
d'affirmation chez les héroïnes, le visage est ce par quoi
l'altérité du personnage se révèle au regard impérialiste du
spectateur et possessif des autres. Si chez les êtres égoïstes, il
est le lieu du passage de l'aveuglement à la solitude, et de la
solitude à l'acceptation de la relation interindividuelle, il
manifeste chez les héroïnes les plus fascinantes leur caractère
incompréhensible. Par delà les calculs et les stratégies, il
semble que seul l'échange fondé sur le discours des passions soit à
même de créer une relation où l'on ne rapporte pas le comportement
à un mobile déterminé,
mais où chacun éprouve avec attention les différents moments de la
vie affective des autres, c'est-à-dire où le secret
de chacun est envisagé comme la forme de son individualité(8).
(1) : Mathieu Macheret, « Preminger, ou comment
survivre en Amérique », conférence donnée le 24 septembre
2012 à la Cinémathèque française.
(2) : ibid.
(3) : L'analyse comparée avec la définition du
western donnée par Delmer Daves est en Lourcelles, p.24.
(4) : Lourcelles, p.32
(5) : Lourcelles p. 33-34.
(6) : Georges Poulet, Etudes sur le temps
humain/4. Mesure de
l'instant, « Racine ».
(7) : Maurice Merleau-Ponty, "Le cinéma et la nouvelle psychologie", conférence donnée le 13 mars 1945 à l'IDHEC, reprise dans Sens et non-sens, Gallimard, "Bibliothèque de philosophie", 1996. Voir les lignes suivantes, consistant en une mise en doute de la
positivité de la psychologie au profit d'une étude de la vie
affective incarnée, qui frappent par leur proximité avec ce que le
cinéma de Preminger n'aura eu de cesse de travailler jusqu'à la fin
des années 1950 : « Il nous faut rejeter ici ce
préjugé qui fait de l'amour, de la haine ou de la colère des
« réalités intérieures » accessibles à un seul
témoin, celui qui les éprouve. Colère, honte, haine, amour ne sont
pas des faits psychiques cachés au plus profond de la conscience
d'autrui, ce sont des types du comportement ou des styles de conduite
visibles du dehors. Ils sont sur
ce visage ou dans ces
gestes et non pas cachés derrière eux. »
(8) : Cela ne veut pas pour autant dire que les
relations interindividuelles y trouvent une forme d'équilibre ;
au contraire, le règne des passions est aussi celui du dilemme
affectif. On peut songer ici à ces deux films en miroir que sont Daisy Kenyon et The Moon is Blue, chacun traitant de la figure du "triangle amoureux", l'un sur le mode du mélodrame et l'autre sur celui de la comédie de situation.
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