jeudi 22 juillet 2021

L'incertitude des corps


À propos de Titane, Julia Ducournau (2021)

Pour parler de Titane, on pourrait partir du caractère un peu déceptif du film : annoncée en nouvelle grande prêtresse de la body horror, Ducournau livre son pesant de scènes gore dans les trente premières minutes du film, tout en ménageant régulièrement (en tout cas, lors des séquences les plus « graphiques ») une forme de retenue passant par l'emploi extensif du hors-champ – cf. l'auto-avortement ou le crâne défoncé au tabouret. Non que la violence s'en trouve atténuée, mais le travail sur la destruction de la chair n'atteint pas les cimes de sidération de réalisateurs antérieurs (à commencer par Cronenberg, abondamment cité, mais aussi Fulci ou même Gaspar Noé). Si le film laisse un temps en retrait la piste du dégoût pour se concentrer sur la relation trouble que noue Alexia/Adrien avec Vincent, c'est que la cinéaste semble moins s'intéresser aux turpitudes d'un corps en transformation qu'à son ambiguïté intrinsèque : l'héroïne n'est pas en phase de « transition » d'un sexe à un autre, elle à la fois Alexia et Adrien (même son père d'adoption ne s'en fait pas mystère), de même que les muscles gonflés à la testostérone du pompier sont ceux d'un homme à la virilité exubérante et d'un vieux corps usé par l'effort.

Titane figure donc moins un processus métamorphique qu'il saisit l'image d'un corps impossible à classer : les miroirs sont certes des outils narcissiques et spéculaires (même si, comme l'a bien noté Josué Morel, Ducournau se mire à travers ses personnages), mais ils servent surtout à représenter dans un surcadrage les corps au pic de leur ambivalence, fixés des postures extrêmes (cf. la musculature gonflée jusqu'à la rupture de Vincent, diffractée en trois reflets qui ne parviennent à contenir sa silhouette). C'est notamment le cas lors de la « transformation » d'Alexia en Adrien : après s'être cassé le nez dans les toilettes d'un aéroport, la serial-killer jouit de son changement d'identité, et derrière le sourire satisfait se dessine un corps intermédiaire, passionnant dans le trouble identitaire qu'il crée. La meilleure scène du film, celle de la danse sur le camion de pompier, figure littéralement ce que Ducournau cherche à provoquer chez son spectateur : devant le spectacle d'Adrien adoptant les poses lascives d'une pole-danceuse (les mêmes mouvements que ceux de son strip-tease dans le salon auto), les pompiers n'affectent ni désir, ni dégoût, mais une sorte d'inquiétude née de l'incertitude concernant la nature du spectacle qu'ils regardent.

On pourrait ainsi résumer Titane à l'histoire de deux corps qui veulent se maintenir dans un interstice, entre les genres (homme/femme : Adrien donne naissance à un bébé que Vincent materne), les âges (jeune/vieux) et les natures (humain/machine, l'enfant sur lequel se clôt le film figurant un futur littéralement transhumain). Le gros du suspense repose ainsi sur la capacité d'Adrien/Alexia à cacher les indices de son identité de genre tandis que son corps (grossesse oblige) la trahit – bien plus, en tout cas, que l'éventualité sanglante d'un nouveau meurtre, piste juste esquissée lors de deux courtes séquences avec Vincent. Ducournau s'avère d'ailleurs à l'aise lorsqu'elle figure l'ambiguïté d'un rapport quasi incestueux où le trop-plein d'informations contradictoires (relation père/fils, dominant/dominé, mensonge/vérité, etc.) débouche sur une suspension du sens. Les déchaînements de violence se révèlent en revanche catastrophiques, la brutalité des accélérés masquant trop peu la médiocrité du découpage. Attendue comme le messie du cinéma de genre, la cinéaste embrasse dans les faits l'horizon d'un cinéma de la modernité fondé sur l'ambiguïté des rapports que nouent des individus qui ne communiquent plus (il faut se rappeler que le silence grève les relations d'Alexia/Adrien avec Vincent, mais aussi son père, sa copine et ses collègues). C'est inattendu : Titane n'est pas un (bon) film d'horreur, mais un héritier stimulant du cinéma d'Antonioni.

mardi 8 juin 2021

La torsion romérienne

L'étrange battage médiatique entourant la sortie, plus de quarante ans après son tournage, de The Amusement Park, moyen-métrage de George Romero réputé disparu, n'a d'égal que la déception qui suit la vision du film. Son extrême médiocrité permet toutefois de mettre en relief les qualités réelles des autres films du cinéaste. À l'échelle de sa carrière, The Amusement Park a les atours d'un film théorique. Les multiples ruptures de ton et le récit univoquement métaphorique donnent à voir, « à l'os », les traits distinctifs d'un metteur en scène à la fois héritier d'une tradition de l'horreur foraine, remontant aux classiques de la Universal et aux productions fauchées de Corman, et d'un cinéma politique et contestataire, qui termine au moment du tournage (1973) son âge d'or aux U.S.A. D'où la rugosité apparente de cet hybride mi-documentaire, mi-fable allégorique qui prépare certains motifs à venir de Zombie (la synthèse symbolique de la société de consommation dans un lieu clos, mais aussi l'intrusion d'une violence anarchique sous la forme de bikers). 

Reste que le cœur battant de la forme romérienne fait défaut, la faute ne revenant pas tant à l'extrême lisibilité de sa métaphore, motivée qui plus est par les conditions de création de film – la commande d'une association d'aide aux personnes âgées –, mais à l'absence de projet plastique nettement affirmé. Les meilleurs longs-métrages de Romero échappaient seulement aux périls du pensum (car il doit être entendu qu'il a toujours eu la « main lourde ») par un art très fructueux de la rencontre problématique entre une dynamique formelle d'une grande rigueur et un artisanat de l'horreur rompu à l'efficacité du cinéma d'exploitation. Autrement dit, les grands thèmes critiques de sa filmographie (la lutte contre le racisme, le danger écologique, la bigoterie religieuse, les excès société de consommation, les inégalités de la politique reaganienne, l'aliénation du travailleur néo-libéral ou la seconde guerre du Golfe) évitent la thèse car ils dépassent leur programme au gré d'intuitions plastiques à mi-chemin entre précision du détail et invention visionnaire.

Quelques exemples. La critique du racisme dans La Nuit des morts-vivants trouve sa source dans une esthétique expressionniste de la lutte entre ombre et lumière, uniquement concurrencée en terme de terreur par une esthétique rêche, imitant les bandes télévisées du Vietnam. Martin est tout à la fois le portrait mental d'un adolescent criminel et une méditation sur l'acclimatation de l'imagerie gothique à l'heure du Nouvel Hollywood, via la question central de la virilité. Zombie doit son intérêt au mélange brillant entre la reprise soucieuse d'un schéma de film d'action classique et l'invention, par Tom Savini, d'une esthétique de l'horreur gore tout à fait inédite dans la production américaine. Dans chaque cas, la critique se subsume dans un projet plastique envisagé à la manière d'une confrontation entre deux données apparemment contradictoires : formalisme pur et pastiche documentaire ; cartographie d'une subjectivité et réflexion sur l'histoire du cinéma ; héritage du classicisme et création d'une stratégie figurale nouvelle. Au regard de ces trois films, The Amusement Park pâtit de ne jamais se constituer comme projet formel ; la sècheresse du découpage, l'expressionnisme tranchant des cadrage et les changements d'axes brutaux, qui constituent tous des traits distinctifs de l'écriture romérienne, se diluent dans une style fauché, avant tout dicté par les conditions drastiques du tournage. Rien qui ne puisse, en tout cas, expliquer l'engouement dont jouit aujourd'hui cet objet parfaitement insipide