mardi 8 juin 2021

La torsion romérienne

L'étrange battage médiatique entourant la sortie, plus de quarante ans après son tournage, de The Amusement Park, moyen-métrage de George Romero réputé disparu, n'a d'égal que la déception qui suit la vision du film. Son extrême médiocrité permet toutefois de mettre en relief les qualités réelles des autres films du cinéaste. À l'échelle de sa carrière, The Amusement Park a les atours d'un film théorique. Les multiples ruptures de ton et le récit univoquement métaphorique donnent à voir, « à l'os », les traits distinctifs d'un metteur en scène à la fois héritier d'une tradition de l'horreur foraine, remontant aux classiques de la Universal et aux productions fauchées de Corman, et d'un cinéma politique et contestataire, qui termine au moment du tournage (1973) son âge d'or aux U.S.A. D'où la rugosité apparente de cet hybride mi-documentaire, mi-fable allégorique qui prépare certains motifs à venir de Zombie (la synthèse symbolique de la société de consommation dans un lieu clos, mais aussi l'intrusion d'une violence anarchique sous la forme de bikers). 

Reste que le cœur battant de la forme romérienne fait défaut, la faute ne revenant pas tant à l'extrême lisibilité de sa métaphore, motivée qui plus est par les conditions de création de film – la commande d'une association d'aide aux personnes âgées –, mais à l'absence de projet plastique nettement affirmé. Les meilleurs longs-métrages de Romero échappaient seulement aux périls du pensum (car il doit être entendu qu'il a toujours eu la « main lourde ») par un art très fructueux de la rencontre problématique entre une dynamique formelle d'une grande rigueur et un artisanat de l'horreur rompu à l'efficacité du cinéma d'exploitation. Autrement dit, les grands thèmes critiques de sa filmographie (la lutte contre le racisme, le danger écologique, la bigoterie religieuse, les excès société de consommation, les inégalités de la politique reaganienne, l'aliénation du travailleur néo-libéral ou la seconde guerre du Golfe) évitent la thèse car ils dépassent leur programme au gré d'intuitions plastiques à mi-chemin entre précision du détail et invention visionnaire.

Quelques exemples. La critique du racisme dans La Nuit des morts-vivants trouve sa source dans une esthétique expressionniste de la lutte entre ombre et lumière, uniquement concurrencée en terme de terreur par une esthétique rêche, imitant les bandes télévisées du Vietnam. Martin est tout à la fois le portrait mental d'un adolescent criminel et une méditation sur l'acclimatation de l'imagerie gothique à l'heure du Nouvel Hollywood, via la question central de la virilité. Zombie doit son intérêt au mélange brillant entre la reprise soucieuse d'un schéma de film d'action classique et l'invention, par Tom Savini, d'une esthétique de l'horreur gore tout à fait inédite dans la production américaine. Dans chaque cas, la critique se subsume dans un projet plastique envisagé à la manière d'une confrontation entre deux données apparemment contradictoires : formalisme pur et pastiche documentaire ; cartographie d'une subjectivité et réflexion sur l'histoire du cinéma ; héritage du classicisme et création d'une stratégie figurale nouvelle. Au regard de ces trois films, The Amusement Park pâtit de ne jamais se constituer comme projet formel ; la sècheresse du découpage, l'expressionnisme tranchant des cadrage et les changements d'axes brutaux, qui constituent tous des traits distinctifs de l'écriture romérienne, se diluent dans une style fauché, avant tout dicté par les conditions drastiques du tournage. Rien qui ne puisse, en tout cas, expliquer l'engouement dont jouit aujourd'hui cet objet parfaitement insipide