mercredi 14 août 2024

Notes sur Giallo et peinture #1 : Torso et le Pérugin

Le meurtre est une critique d'art

Dernier giallo mis en scène par Sergio Martino pendant les fastueuses années 1970, Torso s'ouvre sur une scène inhabituelle à l'échelle du genre. Dans la nef de la Cathédrale Saint-Laurent de Pérouse, un professeur d'histoire de l'art disserte sur les qualités et les défauts d'un Saint-Sébastien du Pérugin, peint de 1490 et exposé au Louvre. Difficile de ne pas voir dans cette entame didactique une forme de mise en abyme destinée à dévoiler l'horizon esthétique d'un film qui s'attachera, comme le tableau représentant le martyr du saint, à allier le spectacle de la douleur à une forme d'érotisme morbide. Présenté comme une variation « embrouillée et provinciale » sur le style de Piero della Francesca, le tableau se révèle avant tout une clé de lecture pour le film : comme le note Olivier Père, la séquence introductive invite à « interpréter que le Pérugin est à Piero della Francesca ce que Martino est à Alfred Hitchcock ». 

Pérugin, petit maître maniériste ? L'hypothèse semble intenable du point de vue de l'histoire de l'art (le maniérisme ne se développant qu'au milieu du XVIe siècle, à la faveur des innovations de Michel-Ange). C'est que le peintre est en réalité une figure de transition entre la Première Renaissance – celle de Piero, dominée par les recherches sur la perspective mathématique – et la Haute Renaissance, où, dans le sillage de Léonard de Vinci, prévalent les principes d'harmonie et de perfection naturelles. Maître de Raphaël, qui lui rendra hommage en copiant son Mariage de la Vierge en 1504, Le Pérugin est à l'image du giallo : il opère le passage d'un âge d'or à un autre. Torso pose ainsi les bases du slasher, genre appelé à rénover en profondeur le cinéma d'horreur américain des années 1970 : avec son tueur encagoulé, ses meurtres brutaux et sa longue course poursuite avec la final girl, le film de Martino réinvente la grammaire du giallo en le dépossédant de sa sophistication plastique au profit d'une esthétique de la violence particulièrement agressive.

À gauche : Le Pérugin, Le Mariage de la Vierge (1501)
À droite : Raphaël, Le Mariage de la Vierge (1504)

En quoi consiste dès lors la leçon de Torso sur la peinture du Quattrocento ? La critique formulée contre le « formalisme » du Pérugin semble revêtir une fonction avant tout métafilmique : c'est finalement moins l'histoire de l'art qu'attaque Martino que les esthètes qui oblitèrent la représentation de la souffrance humaine dans une esthétique du sublime. Avec son prologue crapoteux (une scène de partouze sous l'œil d'un appareil photo) et ses meurtres sanglants alliant érotisme et sadisme, le film suit un programme parfaitement résumé par son titre original : « Les corps portent des traces de violence charnelle ». On ne s'étonnera guère que l'assassin soit en réalité le professeur d'histoire de l'art : tuer revient pour lui à proposer une contre-histoire des formes, à imposer un nouveau martyrologe, où toute sa place est rendue à la représentation des pulsions. Le meurtre y apparaît alors comme une forme supérieure de la critique d'art.