Quelques
remarques sur Isle of Dogs
et l’œuvre de W. Anderson en général
Une partie de la critique n'a jamais manqué de souligner à quel
point les tropes esthétiques des films de Wes Anderson sont en
réalité les signes d'un style visuel à l'efficacité suffisamment
voyante pour que son auteur soit qualifié d'imagier. Si on ne peut
nier que son geste de cinéaste s'origine dans celui d'un esthète,
il ne faut pas pour autant oublier que, chez lui, la mise en scène
prend à bras-le-corps le dandysme pour en faire son propre objet de
pensée. En effet, l'idée selon laquelle les individus excentriques
qui peuplent son cinéma ne quittent l'état de stase qui les
caractérise qu'en reconnaissant le nécessaire enchevêtrement des
intérêts individuels et des intérêts collectifs est au principe
de son travail. Et c'est au terme d'un parcours initiatique, figuré
par le récit, que ses héros en font la découverte.
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Un espace individuel : la bibliothèque du Belafonte
(The Life Aquatic with Steve Zissou) |
Le
personnage andersonnien est systématiquement présenté au
spectateur au sein d'un espace, au prix d'une logique d'appropriation
basée sur le mimétisme et la monomanie. Cette association entre
individu et espace habité est réinterrogé tout au long des
différents films : ces derniers mettent en scène un
cheminement, à la fois mobile et spirituel, qui consiste à quitter
l'espace individuel
dans lequel les personnages principaux vivent au profit d'un espace
collectif.
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Un espace collectif : un wagon du Darjeeling Ltd.
(The Darjeeling Limited) |
S'y rejouera alors
l'opposition des différents espaces individuels propres
à chaque personnage de la diégèse. La plupart du temps, c'est la
disparition, symbolique ou réelle, d'un être cher ou
l'expérience-limite du retrait, voulu ou forcé, de la communauté
qui permettent à l'ensemble des membres du groupe de découvrir la
nécessité du collectif comme horizon de l'agir et condition même
de l'existence individuelle.
Chez Anderson, mettre en scène consiste d'abord à figurer le
dialogue entre résistance et acceptation face à la nécessaire
interpénétration de l'autre dans le mien,
donc de l'altérité (comme ouverture) dans le même (comme
fermeture).
C'est
l'avenir qui est postulé à la fin de chaque film comme l'horizon en
vue duquel le groupe se constitue. L'espace collectif se transforme
finalement en un espace
commun,
où le dialogue et l'entente entre les individus contribuent à
souder une communauté démocratique.
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Un espace commun : le cimetière
(The Royal Tenenbaums) |
Cela suppose que l'ouverture sur l'avenir subordonne l'ensemble des
relations inter-individuelles à une logique d'aplanissement :
l'horizon suppose en effet sa propre horizontalité comme condition
même d'existence, en tant qu'elle est la forme de l'idéal
communautaire qui habite tous les personnages. D'où la
désacralisation constante des figures parentales : elles
meurent, sont démises de leur fonctions patriarcales ou
reconnaissent la valeur individuelle de chacun en cessant les inclure
dans un rapport hiérarchique.
A
ce titre, The Grand Budapest Hotel constituait déjà un problème, puisque la structure même du récit
enchâssé venait rapporter la cause des événements représentés à
un agent premier toujours plus ancien, et inscrivait ainsi chaque
personnage à qui l'histoire était raconté dans un rapport de
subordination face au conteur, qui reproduisait celui de Zero
Mustapha face à son maître Gustave H. D'où la cascade de mort sur
laquelle le film se clôt (Gustave H., donc Zero Mustapha, donc
l'écrivain), qui tentait de rendre compte du mouvement même de
l'Histoire et, de fait, tuait dans l’œuf toute possibilité de
projection dans un avenir ouvert. La mort n'avait plus alors la
valeur dynamique que lui conférait les films précédents
d'Anderson, mais se présentait comme la négation à l'échelle
individuelle, jusqu'alors passée sous silence, de la dynamique de
projection dans l'avenir à laquelle tend chacun de ses films.
En
cela, la résolution finale de Isle of Dogs
semble s'inscrire dans la continuité de The Grand Budapest
Hotel. Non pas en opposant au
champs ouvert du happy-ending celui,
tragique, du passage du temps, mais en reposant à neuf la question
de la possibilité du happy-end comme
ouverture et rénovation des relations inter-invdividuelles. Ici,
résoudre l'intrigue, c'est d'abord résoudre le problème liminaire
posé par le récit : comment empêcher l'extradition et
l'éradication des chiens, et donc réintroduire
ces derniers à leur place,
c'est-à-dire au sein de leurs foyers respectifs ? La question
suppose que Megasaki soit d'ores et déjà prête à les accueillir,
ce qu'indique l'exacte reprise des plans d'intérieurs (maison,
restaurant, bibliothèque), sans puis avec
les chiens. Ces derniers ne sont pas introduits
dans la ville comme les enfants de Moonrise Kingdom
pouvaient l'être dans la maison familiale, c'est-à-dire comme des
éléments perturbateurs chargés jusqu'au bout d'extériorité. En
effet, « Trash Island » n'est pas ce qui caractérise la
bande de chiens, puisque chacun désire retrouver son espace
individuel inchangé
malgré le voyage (d'où l'insistance sur la nourriture qu'ils
recevaient et le rôle qu'ils tenaient dans leurs foyers respectifs).
Elle correspondrait plutôt à un arrière-plan qui, par effet de
contraste, renforcerait leur propre inadéquation avec l'espace.
L'île
n'est donc pas tant un espace collectif que l'espace individuel du
seul Chief, qui, d'ailleurs, ne cesse d'affirmer la nécessité de
son sort, ce qui contribue à sa mise à l'écart du groupe.
Par conséquent, pas de parcours existentiel pour eux, à la
différence de Chief, qui, progressivement dans le récit, sera
révélé comme autre à ses yeux propres (le nettoyage d'Atari et la
reconnaissance de Spots instaurent son pedigree) comme à ceux de son
entourage (la révélation de son passé de chien domestique).
Aussi,
au terme de la diégèse, la « Trash Island » à laquelle
Chief était identifié est mise à distance, ce qui contribue à
l'intronisation de ce dernier au cœur de la communauté. Par
opposition, dans l'autre film « asiatique » d'Anderson,
The Darjeeling Limited,
faire l'expérience de l'extériorité, de la collectivité forcée,
suppose une perte (celle, symbolique, de la mère) qui permet de
surmonter la mort du père.
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Les bagages du père défunt abandonnés à la fin du voyage
(The Darjeeling Limited) |
En fait, le voyage consiste, pour les
frères Whitman, à abandonner l'espace individuel à son propre
devenir, soit se risquer à perdre le contrôle sur les événements.
L'Inde devient alors la condition même de cette prise de risque, et
l'espace sans lequel
la communauté ne peut être. Or, ce qui fait l'ambiguïté de Isle
of Dogs, c'est que le voyage
permet ici à chacun de se réapproprier soi-même en s'insérant
dans un espace qui finalement se révèle adéquat et donc proprement
individuel. Le rejet de l'espace assigné aux animaux, constitué a
posteriori et par la force des choses comme collectif, cimente les
relations et contribue à la multiplication des espaces individuels,
où le travail du temps semble aboli. L'atomisation des perspectives
individuelles et la négation de la communauté semble être alors
devenue la condition fondamentale de l'existence du collectif, dont
la constitution est à réinterroger.
Certes,
en faisant des chiens les protagonistes principaux du film, Anderson
semble insister sur la neutralité de son regard. Refuser (presque
complètement) l'anthropomorphisme ne lui permet pas tant de dépasser
l'humanisme que d'en renouveler le cadre éthique, en l'étendant ici
à tous les vivants. Mais, dans les faits, Isle of Dogs
instaure une partition entre homme et animal qui est validée dans la
mesure où elle émane de la bouche des chiens eux-même.
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Chief domestiqué par Atari
pour en faire le double de Spots
(Isle of Dogs) |
Il n'est à songer qu'à l'énumération émue des différentes
friandises distribuées aux chiens comme autant de récompenses pour
leur docilité ; à la fascination de tout le groupe pour le
pelage soyeux de Nutmeg, reliquat du traitement attentionné de ses
maîtres pour la bête de concours qu'elle était ; et
évidemment à la domestication de Chief par Atari. Dans chaque cas,
il est fait l'éloge de la subordination au maître, en ce qu'il
pourvoit à la survie de son chien, qui en retour affirme son unique
qualité d'animal domestique. L'apprivoisement de Chief s'étale sur
deux étapes : 1°/ un retour physique et filial au même :
en le nettoyant, Atari révèle qu'il est double de Spots, ce que le
récit prend en charge en nous apprenant qu'il en est le frère ;
2°/ la découverte que fait de Chief de son goût pour les outils de
sa propre domestication : la friandise destinée au chien
domestiquée (Spots) satisfait le chien sauvage. En contrepartie,
c'est Spots qui semble justement offrir un contre-modèle, puisqu'en
se démettant de ses fonctions de garde du corps, il affirme sa
propre autonomie et rompt le rapport hiérarchique qui l'unissait
avec son jeune maître. De plus, l'usage de la force face au robot de
Maître Domo, à la fin du film, suppose que l'animalité ne soit pas
refoulée chez lui, mais mise au service de tous (comme elle pouvait
l'être dans Fantastic Mr. Fox).
Cependant, son état final de relative autarcie valide un peu plus le
démembrement de la communauté, puisque l'espace commun n'a plus
lieu d'être, ce qui indique que la vie collective ne peut se
manifester que sous la forme d'un éparpillement d'espaces
individuels. Cela
semble d'ailleurs contredire le geste insurrectionnel, populaire et
égalitariste que prône Tracy tout au long du film. Même si les
animaux estropiés de la colonie des « Faraway Cuticules »
sont la preuve que l'existence d'une communauté animale reste
concevable, l'horizon du film est avant-tout celui d'une coexistence
entre animal et homme qui ne prend pas en compte la possibilité de
ce modèle alternatif. Poser la possibilité d'une communauté
animale, c'est en effet être au prise avec la question même de
l'animalité, qui, au regard des « chiens humanisés » du
film, recoupe celle du cannibalisme dont est accusée la bande de
Gondo. Autant dire que l'attention donnée à l'animal en
tant qu'animal reste douteuse.
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Buckley, signe de vie et de mort
(The Royal Tenenbaums) |
De
la part d'Anderson, il s'agit pourtant d'un pas de côté.
L'universitaire américain C. Ryan Knight met en évidence que
l'apparition, et plus encore la disparition de l'animal dans les
films d'Anderson interviennent comme déclencheurs de la conscience
d'autrui, dans la mesure où le personnage andersonnien fait à cette
occasion la rencontre d'un alter
absolu.
Une nuance s'impose cependant, car il conviendrait ici de distinguer
deux types d'animaux récurrents au sein de l’œuvre d'Anderson, et
par conséquent deux rapports différents à l'animal : 1°/
L'animal domestique, qui est pris dans un mouvement d'appropriation
généralisé ; 2°/ L'animal sauvage, qui intervient dans le
récit comme manifestation impréhensible de l'altérité. Comme tout
ce qui caractérise l'espace individuel, l'animal domestique est une
possession, et à cet égard, il est soumis au même traitement que
tout autre « objet » : il renvoie, par un jeu
d'identité, à son maître et n'existe aux yeux de ce dernier que
sous cet aspect. La clé de la relation que l'animal entretient avec
son maître est donc contenue dans la manière dont il est inscrit
dans le champ : présent la plupart du temps dans un cadre
surchargé, l'animal domestique est mis au même plan que les objets
qui composent l'espace individuel (les souris de Chas Tenenbaum et le
chat de Suzy Bishop sont de bons exemples). Son existence suppose
donc une appropriation préalable qui lui assigne une valeur
signifiante, ce qui anéanti du même coup l'imprévisibilité
constitutive de son altérité. La négation de l'ambivalence de
l'animal est la raison pour laquelle le personnage andersonnien est
aveugle à sa réelle valeur signifiante. Par exemple, Knight indique
que Buckley, le chien de Chas, renvoie à deux significations
contradictoires, mises en évidence lors du bref plan illustrant le
crash qui coûta la vie à Rachael, l'épouse de Chas. Le chien,
miraculeusement sauf, est au premier plan à droite tandis que
l'avion en flamme où Rachael a perdue la vie est visible à
l'arrière-plan gauche. Aucun doute à avoir lorsque Knight affirme
que Buckley renvoie d'un côté à une puissance de survie et de
l'autre à l'événement traumatique de la mort de Rachael. Mais, il
semble erroné de rapporter l'impératif de sécurité que Chas exige
à un aveuglement volontaire face à la seule puissance de vie que
représente Buckley.
En effet, le personnage n'oppose pas vie et mort comme le spectateur
opposerait le premier plan-droite et l'arrière-plan-gauche de la
scène du crash. Chas constate plutôt le scandale d'une mort qui
frappe aléatoirement, absolument impréhensible, et d'une survie qui
ne s'explique pas rationnellement.
L'image du crash n'est pas à lire comme un figure bicéphale, mais
comme composée de deux figures entremêlées et contradictoires. Il
n'est donc pas de survie incompréhensible (Buckley, et a
fortiori Ari et Uzi) sans mort scandaleuse (Rachael). Rien d'étonnant
donc à ce que Buckley soit oublié (à la différence de la tortue
familiale) lorsque Chas soumet ses enfants à un exercice de survie
en cas d'incendie. C'est l'occasion pour le personnage de mettre en
pratique son obsession du contrôle, et par là de résoudre le
scandale de la mort de Rachael : Buckley, souvenir incarné et
vivant de l'absence de la femme aimée, est ramené dans le camps des
morts comme pour conjurer la présence du souvenir. On dira donc dire
de l'animal qu'il est pris au sein d'un processus d'appropriation,
qui passe ici par la négation.
Au
contraire, chez l'animal sauvage, l'altérité se manifeste
absolument, et son expression instaure l'imprévisibilité comme
caractère définitoire. C'est là tout l'objet de Fantastic
Mr. Fox : la tension
fondamentale entre civilisation et animalité qui caractérise le
récit conduit au développement d'une nouvelle figure animale, qu'on
pourrait qualifier d'anthropomorphe. Socialité, mode de vie et
surtout langage sont les caractéristiques anthropiques de ces
animaux hybrides, contrastant parfois brutalement avec l'expression
inattendue de leur animalité. Cette partition permet de constater que
le mode d'existence de l'animal est ici pleinement autonome, dans la
mesure où aucun d'entre eux n'est un pet
(ce qui contrevient à l'analyse de Knight) ; il est néanmoins
à constater que cette autonomie n'existe que sur le fond d'un
comportement "anthroponormé". Loin s'en faut cependant pour que le
film annihile le mode d'existence animal comme Isle of Dogs le fait : le parcours de Fox ne consiste pas à réfuter la part
animale en lui, mais à reconnaître la nécessité de cette dernière
et l'intérêt qu'elle peut avoir dans le fonctionnement de la
communauté.
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Dialoguer sans s'approprier l'animal
(Fantastic Mr. Fox) |
Elle suppose la conscience d'une distance entre une part
contrôlable en soi, que le langage manifeste, et une part
incontrôlée, qui se révèle dans le silence. Ainsi, le salut que
le Vulpes Vulpes anthropomorphe lance au Canis Lupus sauvage à la fin du film symbolise la plus belle manière de
reconnaître l'existence de l'animal comme alter :
refuser l'appropriation et la symbolisation (qu'est-ce que ce loup
pour Fox : un souvenir, un désir, une chimère ?), en
respectant pour cela une distance, manifeste dans le plan, et le
silence qu'impose l'animal.
Isle
of Dogs échoue donc car il
n'interroge pas la réintroduction
de l'animal dans la ville, c'est-à-dire l'introduction de
l'imprévisibilité de l'animalité (l'autre) dans la domesticité
(le même). Dans Tenenbaum
et Moonrise Kingdom,
l'animal domestique ne se révèle comme alter
aux yeux de son maître qu'au moment où il disparaît, car
l'événementialité de son absence instaure sa propre
irréductibilité à l'acte d'appropriation. Le constat en est
amèrement fait par Sam lors de la mort de son chien Snoopy. En
effet, à la question : « Was he a good dog ? »,
il rétorque une autre question : « Who's to
say ? ».
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Le silence comme reconnaissance
de l'altérité de l'animal
(Moonrise Kingdom) |
La question
renvoie au silence qu'impose l'animal, et qui ne pourrait souffrir
une nouvelle caratérisation de la part de son maître, puisque cela
vaudrait comme une nouvelle appropriation. Au contraire, comme
l'écrit Knight,
rien, du point de vue moral ou éthique, ne permet de juger de
l'animal de manière évidente. C'est cette résistance à tout ce
que l'homme lui appose et impose qui fait sa spécificité au sein de
l'économie dramatique des films d'Anderson. Ainsi, Mordicai,
l'oiseau de Richie Tenenbaum, est l'un des rares exemples d'animaux
reconnu dans son altérité non parce qu'il disparaît mais parce
qu'il (ré)apparaît. Certes, son retour se présente d'abord comme
la résolution d'une opposition binaire : le jeune Richie
l'avait libéré, un Richie plus âgé le retrouve. A ceci près que
l'animal oppose à cet effet de rime les plumes blanches apparues sur
son col, c'est-à-dire une différence qui souligne la fonction
transformative du cheminement qu'il effectué dans le temps. Cela
renforce l'événementialité de son retour et par conséquent son
mystère : Mordicai est à la fois un peu le même et un peu un
autre, à tel point que Royal met en doute explicitement qu'il
s'agisse du même oiseau. Au contraire, Richie constate le nécessaire
passage du temps, sur lequel il n'a aucune prise, ce qui vient
achever la remise en cause de son rapport au monde, fondé sur
l'autarcie et le contrôle, et l'engage à intégrer tout autre, en
tant qu'il est imprévisible, à son espace individuel.
Ainsi, l'animal a pour fonction
dramatique de poser ici les linéaments de l'espace commun et de
l'horizon démocratique sur lesquels le film se clôt.
Isle
of Dogs revient donc sur deux
points fondamentaux au sein de la filmographie d'Anderson : 1°/
La postulation de l'avenir comme champs de réalisation de l'idéal
démocratique ; 2°/ La caractérisation de l'animal comme être
en procès entre appropriation liée à la domesticité et
impréhensibilité liée au caractère imprévisible de l'animalité.
De fait, plus qu'un film sur la vie animale, Isle of Dogs
est l'éloge d'une domestication, ce par quoi Anderson introduit,
peut-être à son corps défendant, un raisonnement spéciste qui
vient contredire le regard subtil porté sur l'animal dans ses films
précédents. Une question de distance est sans doute en jeu dans le
film, car on y retrouve davantage de présence humaine, ce que
souligne son casting all-star,
que d'incarnation animale. La création de voix était certes ce qui
insufflait la vie dans Fantastic Mr. Fox,
et permettait à son burlesque mécanique de ne pas sombrer dans
l'exercice de style. Mais ici, il semble que l'humain, théoriquement
secondaire dans l'aventure du point de vue de la narration, encombre
chaque plan de sa présence pesante. L'habit de chien devient alors
un costume supplémentaire au sein de la panoplie des dandys que nous
avons l'habitude de voir à l'écran, et n'est que l'écrin du
cabotinage de ses interprètes. Il semblait pourtant évident que la
malléabilité permise par le cinéma d'animation donnait l'occasion
de créer des passerelles inconcevables pragmatiquement entre monde
animal et monde humain. Mais le recours systématique au langage
comme lieu d'interpénétration entre homme et animal supprime les
spécificités d'expression de ce dernier. Et force est de constater
que cette clé de voûte du burlesque andersonnien ne saurait
convenir à des êtres toujours caractérisés jusqu'alors comme les
alters de ceux qui en
sont les dépositaires.
On
ne saurait par ailleurs laisser de côté la contradiction finale du
film. La problématique politique posée à son ouverture (la lutte
contre le totalitarisme), qui exigeait une action insurrectionnelle,
est résolue grâce à législation proprement dynastique: si le
maire Kobayashi est destitué, c'est pour que son neveu soit
immédiatement mis à sa place. Le fonctionnement politique institué
comme modèle permet donc à la fois de singer la démocratie
(songeons aux votes incessants et inefficaces des chiens) et de
valoriser un fonctionnement d'état quasi-oligarchique. Dès lors,
comment comprendre cette fin ? Nous posons certes qu'elle
s'inscrit vraisemblablement dans le processus de démolition du
happy-ending initié
dans The Grand Budapest Hotel.
Mais peut-on pour autant la qualifier d'ironique, dans la mesure où
son auteur a fait de l'honnêteté et du dialogue le fond de son
cinéma ? Peut-on parler d'une réflexion grave sur l'état de
la démocratie contemporaine, alors que la figure despotique du film
est tenue par le maire Kobayashi, finalement déchu ? Peut-on
parler d'une issue tragique, alors qu'aucun indice ne nous en est
clairement donné, comme dans le film précédent d'Anderson ?
Cette ambivalence problématique ne condamne pas totalement Isle
of Dogs, mais souligne combien
il est difficile de faire aujourd'hui de son auteur un porte-étendard
de la démocratie et du vivre-ensemble, facilité dans laquelle
beaucoup commentateurs sont déjà tombés.