Sur Angel Face d'Otto Preminger
[Ce texte est la
correction partielle d'une critique publiée sur mon compte
Senscritique en janvier 2018.]
"Les héroïnes prémingeriennes paient très cher le lourd secret qu'elles partagent avec leur réalisateur. Aux hommes qui les menacent et les adorent, elles offrent le visage de leur absence "habitée" ; leur inquiétude, leur obstination rendent fou. Elles emportent, derrière leur regards fixes, leurs yeux baissés ou clos, ce secret qui les condament à la solitude, à l'isolement. "J'ignore ce qui se passe derrière ce joli petit visage, et je ne veux pas le savoir," dit Robert Mitchum à Jean Simmons dans Angel Face. Les visages d'ange entraînent dans leur perdition des hommes impuissants à les "connaître", à les sauver."
Nathalie Bourgeois, Otto Preminger, Yellow Now, coll. Rétrospectives, 1993, p. 17
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Le titre du film met
immédiatement en évidence que la mise en scène d'Otto Preminger
aura pour but de magnifier le visage de son personnage principal,
Diane Treymane (Jean Simmons). Dès les premières minutes, elle est
au centre d'une double attention : celle de Frank Jessup (Robert
Mitchum), qui tombe sous son charme au premier regard (1),
et celle du metteur en scène qui redouble le regard de son acteur.
Construisant immédiatement une figure désirable, Preminger souligne
l'apparition de Diane grâce à un léger
mouvement de caméra qui
intègre l'actrice au plan (2), et accentue ainsi
l'événementialité de son arrivée dans le récit. La musique de
Tiomkin finit de nimber de mystère cette icône. Le travail de mise
en scène, résolument classique, caractérise immédiatement le
personnage en femme séduisante et inquiétante, si bien que le
spectateur peut d'ores et déjà en tirer les linéaments de sa psychologie, en tout point conforme à ce qu'il attend d'une héroïne
de film noir. Comme toutes ces femmes glacées, Diane sera une garce
sophistiquée. Comment donc ne pas être abasourdi
par l'issue tragique de cette histoire, et ne pas penser que le
film a également cédé à la folie autodestructrice de son héroïne ?
En vérité, l'épilogue montre clairement que l'économie
narrative du film épouse le mouvement inverse du sentiment premier
du spectateur : il s'agit ici de rendre effective la distance
latente entre l'objet du regard (Diane) et ce que le regard
appose
sur lui (3) (les caractéristiques de la femme fatale),
la vidant de tout mystère. Si Frank constitue Diane en
objet de désir (4), le metteur en scène n'aura de
cesse de montrer qu'il s'agit là d'une opération de projection, pour révéler la distance cachée entre les signes
physiques censés médiatiser l'intériorité du personnage et son comportement funeste. Angel Face se
présente donc comme le drame d'une herméneutique impossible et néanmoins nécessaire pour tout spectateur : lire les signes de
l'intériorité grâce à leur extériorisation physique, ce qui
suppose aussi de constater les parts aveugles qu'implique cette entreprise de psychologisation, nécessairement empirique(1).
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Le visage
de Diane est peu à peu dépossédé de son pouvoir de
fascination, au profit d'une inspection clinique qui met au jour le
malaise que le personnage suscite. Preminger inspecte le hiatus
entre l'effectuation de l'émotion (qui peut être feinte) et
l'insondable de tout comportement. Aussi, le visage n'est plus tant
ce par quoi le sentiment s'extériorise, c'est-à-dire le lieu où
s'opère la conjonction de l'activité émotionnelle et de la vérité
de l'être, mais une figure occultante qu'il faudrait
démasquer.
Dans un premier temps, Preminger met en évidence que son personnage,
s'il n'est pas insaisissable, n'en est pas moins trouble: il n'est qu'à songer à
la relation quasi-incestueuse qu'elle entretient avec son père, et
les lourds soupçons de meurtre que le spectateur nourri contre elle,
après l'accident inaugural de sa belle-mère. Mais le film gagne un
mystère inhabituel en ce que le comportement de Diane n'est pas
seulement mystérieux, mais avant tout médiatisé par une activité
contradictoire(2).
Dès la première scène, elle alterne subrepticement larme et colère (5a-b), contradiction dont rend compte le
montage en
maintenant, au cœur d'un champs-contrechamps particulièrement
découpé, le plan sur Diane qui vient d'être giflée, le temps que
son visage opère une soudaine métamorphose. C'est que le visage de
Diane Tremayne n'est pas tant ce par quoi s'objective la résistance
délibérée de son intériorité à l'inspection psychologique qu'un
territoire multiforme constituée d'un ensemble de figures déliées
qui, nécessairement, problématise le geste même de l'accession à
une intériorité unique.
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(5a) |
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(5b) |
La structure générale du film consistera alors à dissiper un à un les
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(8a) |
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(8b) |
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Cette séquence fascinante permet d'esquisser une hypothèse à propos de la manière avec laquelle les personnages premingerriens expriment leurs tourments. La caméra ne capte de l'activité intérieure rien d'autre que des signes extériorisés (paroles, mouvements, postures), qui ne supposent cependant pas que le personnage en ait le contrôle. L'espace cinématographique invalide donc la permanence de l'authenticité à soi-même puisque les processus physiques par lesquels l'émotion est mise en forme à l'écran se présentent comme une trahison à double-titre : à la fois dévoilement de l'activité émotionnelle qui l'a produite et altération de cette dernière. En effet, le moindre geste à l'écran est pour le spectateur, qu'il soit intra ou extradiégétique, une source d'interrogation sur son origine causale et sa signification. L'hypothèse qui en découle, constituée par la somme de ce qui, dans l'espace du plan ou plus largement dans l'histoire, semble faire signe vers la cohérence d'une psychologie, attribue à l'émotion une origine déterminée qui, du même coup, aliène son caractère immotivé, pourtant manifeste pour qui fait l'expérience de son surgissement. Si les personnages premingeriens ont un savoir authentique d'eux-mêmes, c'est-à-dire où la dimension émotionnelle n'est pas séparée de la construction psychologique, il se présente comme une ignorance totale des causes de leur activité émotionnelle, elle-même à l'origine de leur comportement. Ce non-savoir de soi se révèle un pur défaut, qui est donc dissimulé sous des comportements sociaux et des rôles à tenir, c'est-à-dire institué en un secret qui va parfois jusqu'au déni(4). Si nous revenons à Diane, nous voyons que son visage, lorsqu'il est expressif, est composé d'autant de masque qu'il est de circonstance, si bien que c'est lorsqu'il perd son expressivité qu'il devient authentique, en ne se conformant plus à tel comportement accidentel, mais en reflétant négativement l'incertitude fondamentale du personnage. Cela vient invalider toute entreprise interprétative, et révéler à quel point elle ne peut être réduite à la somme des caractéristiques qui composeraient, aux yeux du spectateur comme à ceux de Frank, sa personnalité psychologique. De fait, son visage de marbre ne fait que souligner l'impuissance de l'outil cinématographique face à l'insondable que représente tout individu(5). C'est une mise en garde sceptique face au danger de la réduction d'autrui à l'ensemble des signes qui le désignent.
Si l'image cinématographique ne peut faire abstraction de sa dimension significative, le metteur en scène ne peut que postuler un réseau symbolique, avec toutes les limites qu'il suppose, pour mettre en forme le monde intérieur de son personnage. Cela suppose qu'il prenne acte des limites de l'image à rendre compte de la complexité d'une existence individuelle, et donc de mettre en question son propre geste. Ainsi, en grand cinéaste, Preminger constitue un réseau équivoque, en ce qu'il n'appose pas une caractéristique au personnage, mais souligne son ambiguïté en activant l'opposition classique, constamment rejouée, du noir et du blanc : visage blanc encadré de cheveux noir ; chemiser blanc sur jupe noire ; robe blanche et veston noir... Si bien que ce qu'on qualifierait trop rapidement de tiraillement schizophrénique entre bien et mal
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(1): Dans notre analyse, Diane est une figure opaque qui contribue à
révéler au spectateur l'opacité fondamentale des mondes
filmique, réel et mental. L'analyse proposée ici est donc, en
quelque sorte, fondée sur une dynamique « centripète »,
qui fait de Diane un « noyau d'inexplicabilité ». Il
est néanmoins conseillé au lecteur de se plonger dans
l'analyse proposée par Olivier Eyquem, où son raisonnement, résolument « centrifuge »,
met en évidence que l'héroïne est cernée et gagnée par le vide du
monde qui l'entoure : « Elle s'efforcera
pendant tout le film de combler le VIDE terrifiant qui la cerne, et
finira par s'y perdre corps et âme en y entraînant son mari. Les
femmes s'exprime peu chez Preminger, cinéaste par excellence de
l'aveu impossible... La confession de Diane sera par deux fois
rejetée, la condamnant à aller jusqu'au bout de son itinéraire
suicidaire. » Olivier
Eyquem, « Etrangère ici-bas », in Otto
Preminger, Capricci, Nantes,
2012, p. 61-70.
(2): Diane partage ce brouillage comportemental avec le personnage de Stella (Linda Darnell), l'héroïne tragique de Fallen Angel
(1946). La mort est, chez cette dernière, la conséquence immédiate de son comportement : en s'échappant constamment de l'emprise des hommes (Mark Judd et Eric Stanton), elle nourrit leur désir de possession, qui ira jusqu'à sa destruction. Cette loi de causalité, certes magnifiée par
une mise en scène maintenant le suspense avec rigueur, reste simpliste, d'autant plus que la structure générale de l'histoire repose sur une opposition binaire entre la brune Stella et la blonde June Mills (Alice Faye), dont la piété humaniste et un rien frigide est finalement valorisée. Angel
Face gagne donc en épure ce que
Fallen Angel perd en analyse sentimentale, bien que son contenu social, portant entre autre sur l'institution du mariage (voir le texte de M. Macheret consacré au film : « Sept ans de saute-mouton », ibid., p. 36-38), en fasse une
anticipation intéressante des brûlots politiques des années 1950.
(3): On ne saurait faire ici de Diane un personnage « schizophrène »,
tant l'adjectif est galvaudé et inadéquat à ce qui nous présenté. Si le grand barnum
psychanalytique d'Hollywood a abusé de ce type d'analyse, soyons
gré à Preminger d'avoir créé un personnage plus subtil qu'à
l'accoutumée. La pouvoir exceptionnel de Diane tient à ce que, jamais, nous ne saurons exactement ce qui lui passe par la tête...
(4): Secret de Waldo Lydecker, d'Eric Stanton ou de Mark Dixon, qui vient à les tourmenter. Déni d'Ann Sutton face à son trouble mental, que pointe David Korvo en l'extrayant des jeux sociaux par l'hypnose. Le secret ne porte pas sur les actions des personnages, mais plutôt sur l'émotion mystérieuse (ou la pulsion diagnostiquée) qui les a poussé à agir comme ils l'ont fait, soit, pèle-mêle : jalousie ; désir sexuel ; cleptomanie ; violence héréditaire... La spécificité de Diane tient à ce que la cause de son suicide ne peut être uniquement rapportée à son "complexe d'Electre". Souvent, l'amour seul est à-même de faire éclore l'aveu (June fait avouer Eric ; William Sutton permet à Ann de se "remémorer", et donc d'avouer ; Morgan est la seule à qui Mark Dixon avoue son crime). Les personnages détruits par leur secret sont d'abord des êtres esseulés ; Diane en fait partie.
(4): Secret de Waldo Lydecker, d'Eric Stanton ou de Mark Dixon, qui vient à les tourmenter. Déni d'Ann Sutton face à son trouble mental, que pointe David Korvo en l'extrayant des jeux sociaux par l'hypnose. Le secret ne porte pas sur les actions des personnages, mais plutôt sur l'émotion mystérieuse (ou la pulsion diagnostiquée) qui les a poussé à agir comme ils l'ont fait, soit, pèle-mêle : jalousie ; désir sexuel ; cleptomanie ; violence héréditaire... La spécificité de Diane tient à ce que la cause de son suicide ne peut être uniquement rapportée à son "complexe d'Electre". Souvent, l'amour seul est à-même de faire éclore l'aveu (June fait avouer Eric ; William Sutton permet à Ann de se "remémorer", et donc d'avouer ; Morgan est la seule à qui Mark Dixon avoue son crime). Les personnages détruits par leur secret sont d'abord des êtres esseulés ; Diane en fait partie.
(5): On peut
alors se rappeler d'autres exemples frappants dans l'oeuvre de Preminger. Par
exemple, ce moment discret à la fin de Laura
où Gene Tierney est interrogée par Dana Andrews.
Au moyen recadrage
brutal, la caméra souligne le geste de l'acteur qui braque sur
Laura deux faisceaux lumineux saturant son visage de blanc. Plutôt que de souligner les signes qui trahiraient sa
culpabilité ou son innocence, la lumière écrase le
visage, qui se révèle alors comme un masque insondable.
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