dimanche 13 mai 2018

Les trois visages de Diane

Sur Angel Face d'Otto Preminger

[Ce texte est la correction partielle d'une critique publiée sur mon compte Senscritique en janvier 2018.]

"Les héroïnes prémingeriennes paient très cher le lourd secret qu'elles partagent avec leur réalisateur. Aux hommes qui les menacent et les adorent, elles offrent le visage de leur absence "habitée" ; leur inquiétude, leur obstination rendent fou. Elles emportent, derrière leur regards fixes, leurs yeux baissés ou clos, ce secret qui les condament à la solitude, à l'isolement. "J'ignore ce qui se passe derrière ce joli petit visage, et je ne veux pas le savoir," dit Robert Mitchum à Jean Simmons dans Angel Face. Les visages d'ange entraînent dans leur perdition des hommes impuissants à les "connaître", à les sauver."
Nathalie Bourgeois, Otto Preminger, Yellow Now, coll. Rétrospectives, 1993, p. 17


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Le titre du film met immédiatement en évidence que la mise en scène d'Otto Preminger aura pour but de magnifier le visage de son personnage principal, Diane Treymane (Jean Simmons). Dès les premières minutes, elle est au centre d'une double attention : celle de Frank Jessup (Robert Mitchum), qui tombe sous son charme au premier regard (1), et celle du metteur en scène qui redouble le regard de son acteur. Construisant immédiatement une figure désirable, Preminger souligne l'apparition de Diane grâce à un léger
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mouvement de caméra qui intègre l'actrice au plan (2), et accentue ainsi l'événementialité de son arrivée dans le récit. La musique de Tiomkin finit de nimber de mystère cette icône. Le travail de mise en scène, résolument classique, caractérise immédiatement le personnage en femme séduisante et inquiétante, si bien que le spectateur peut d'ores et déjà en tirer les linéaments de sa psychologie, en tout point conforme à ce qu'il attend d'une héroïne
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de film noir. Comme toutes ces femmes glacées, Diane sera une garce sophistiquée. Comment donc ne pas être abasourdi par l'issue tragique de cette histoire, et ne pas penser que le film a également cédé à la folie autodestructrice de son héroïne ? En vérité, l'épilogue montre clairement que l'économie narrative du film épouse le mouvement inverse du sentiment premier du spectateur : il s'agit ici de rendre effective la distance latente entre l'objet du regard (Diane) et ce que le regard
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appose sur lui (3) (les caractéristiques de la femme fatale), la vidant de tout mystère. Si Frank constitue Diane en objet de désir (4), le metteur en scène n'aura de cesse de montrer qu'il s'agit là d'une opération de projection, pour révéler la distance cachée entre les signes physiques censés médiatiser l'intériorité du personnage et son comportement funeste. Angel Face se présente donc comme le drame d'une herméneutique impossible et néanmoins nécessaire pour tout spectateur : lire les signes de l'intériorité grâce à leur extériorisation physique, ce qui suppose aussi de constater les parts aveugles qu'implique cette entreprise de psychologisation, nécessairement empirique
(1).

Le visage de Diane est peu à peu dépossédé de son pouvoir de fascination, au profit d'une inspection clinique qui met au jour le malaise que le personnage suscite. Preminger inspecte le hiatus entre l'effectuation de l'émotion (qui peut être feinte) et l'insondable de tout comportement. Aussi, le visage n'est plus tant ce par quoi le sentiment s'extériorise, c'est-à-dire le lieu où s'opère la conjonction de l'activité émotionnelle et de la vérité de l'être, mais une figure occultante qu'il faudrait
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démasquer. Dans un premier temps, Preminger met en évidence que son personnage, s'il n'est pas insaisissable, n'en est pas moins trouble: il n'est qu'à songer à la relation quasi-incestueuse qu'elle entretient avec son père, et les lourds soupçons de meurtre que le spectateur nourri contre elle, après l'accident inaugural de sa belle-mère. Mais le film gagne un mystère inhabituel en ce que le comportement de Diane n'est pas seulement mystérieux, mais avant tout médiatisé par une activité contradictoire(2). Dès la première scène, elle alterne subrepticement larme et colère (5a-b)
contradiction dont rend compte le
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montage en maintenant, au cœur d'un champs-contrechamps particulièrement découpé, le plan sur Diane qui vient d'être giflée, le temps que son visage opère une soudaine métamorphose. C'est que le visage de Diane Tremayne n'est pas tant ce par quoi s'objective la résistance délibérée de son intériorité à l'inspection psychologique qu'un territoire multiforme constituée d'un ensemble de figures déliées qui, nécessairement, problématise le geste même de l'accession à une intériorité unique.

La structure générale du film consistera alors à dissiper un à un les
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motifs objectifs de suspicion, en ce qu'ils rapportent encore le comportement de Diane à l'unité d'un projet, lui-même miroir de son 
unité psychologique. Au contraire, le récit met en place le postulat d'une identité instable (plus que fractionnée(3)), et par là absolument insaisissable. Certes, à bien des égards, Angel Face pourrait n'être que le récit d'une rupture amoureuse provoquée par une femme tentatrice, dont la folie destructrice serait révélée dans la suite de l'histoire. Mais ce ne serait pas faire crédit à la seconde partie du film, qui met mystérieusement à l'écart son contenu proprement sentimental pour faire des troubles
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psychologiques de l'héroïne le contenu principal de la mise en scène. 
C'est que la veulerie de Frank disqualifie d'emblée l'amour partagé comme horizon du couple, et indique ainsi qu'il est aussi médiocre et incapable de procurer le bonheur à celle qui l'aime que les autres personnages masculins de Preminger. Ainsi, face à l'absence d'issue, ne reste-t-il qu'à montrer, à la fin du film, les valses-hésitations de Diane dans la maison familiale, qui métaphorisent pendant de longues minutes son incertitude, et le trouble qui en émane. De même, si le contenu policier de l'intrigue est mis en avant pendant les deux premiers tiers, ce n'est pas tant parce qu'il caractérise Diane selon une logique topique, mais parce qu'il permet de discriminer un à un les masques qu'elle arbore face à ses proches. En ce sens, pour Diane, le moment critique est
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bien 
le meurtre de sa belle-mère, et celui accidentel de son père. L'hospitalisation qui en suit est l'occasion pour le spectateur de voir ce qui se trame sous le masque rompu de l'héroïne, de voir enfin son identité épouser la forme de son visage : la voir vidée de son mystère. C'est cette courte séquence qui consacre la place centrale de Diane et de son visage dans la mise en scène. Elle est composée de trois plans-séquences, d'une trentaine de secondes chacun, qu'une batterie de dialogues (six protagonistes se partagent la parole) rythme de manière uniforme. Ces plans sont tels que le spectateur en vient presque à oublier que l'apparition de Diane est la raison même de leur existence, ce qui entre en conflit avec le
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contenu des dialogues, qui ne portent que sur elle et son état de santé. Suivant une logique implacable, le visage de Diane apparaîtra d'abord discrètement, comme un détail supplémentaire dans ce flot d'images : c'est le mouvement léger du bras de son avocat qui le révèle ; 
sa brièveté entre en contraste avec la longueur des plans précédents, et renforce son effet (8b). La puissance de cette apparition est d'autant plus forte qu'elle a pour fonction dramaturgique de réorganiser l'ensemble de la séquence, et de dévoiler la fonction des plans précédents : chacun accentuait un peu plus son isolement, au sein d'une aile de soin (6), puis d'une chambre partagée (7), puis du cercle formé par ses avocats et l'infirmière autour d'elle (8a). Diane, ou plus exactement son visage, se révèle donc comme le noyau dramaturgique de la séquence, ce que vient souligner le gros plan suivant. Ni éplorée, et pourtant prête à avouer qu'elle a commis le meurtre seule, ni furieuse face au tour tragique de son existence, Diane présente une face inerte, dont la froideur et la blancheur paraissent une pure impassibilité (9). Ce n'est pas tant là une plaque neutre sur laquelle s'imprimeraient des expressions circonstancielles, mais un état fondamental où l'individu se révèle au regard de l'autre dans son absolue impénétrabilité




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Cette séquence fascinante permet d'esquisser une hypothèse à propos de la manière avec laquelle les personnages premingerriens expriment leurs tourments. La caméra ne capte de l'activité intérieure rien d'autre que des signes extériorisés (paroles, mouvements, postures), qui ne supposent cependant pas que le personnage en ait le contrôle. L'espace cinématographique invalide donc la permanence de l'authenticité à soi-même puisque les processus physiques par lesquels l'émotion est mise en forme à l'écran se présentent comme une trahison à double-titre : à la fois dévoilement de l'activité émotionnelle qui l'a produite et altération de cette dernière. En effet, le moindre geste à l'écran est pour le spectateur, qu'il soit intra ou extradiégétique, une source d'interrogation sur son origine causale et sa signification. L'hypothèse qui en découle, constituée par la somme de ce qui, dans l'espace du plan ou plus largement dans l'histoire, semble faire signe vers la cohérence d'une psychologie, attribue à l'émotion une origine déterminée qui, du même coup, aliène son caractère immotivé, pourtant manifeste pour qui fait l'expérience de son surgissement. Si les personnages premingeriens ont un savoir authentique d'eux-mêmes, c'est-à-dire où la dimension émotionnelle n'est pas séparée de la construction psychologique, il se présente comme une ignorance totale des causes de leur activité émotionnelle, elle-même à l'origine de leur comportement. Ce non-savoir de soi se révèle un pur défaut, qui est donc dissimulé sous des comportements sociaux et des rôles à tenir, c'est-à-dire institué en un secret qui va parfois jusqu'au déni(4). Si nous revenons à Diane, nous voyons que son visage, lorsqu'il est expressif, est composé d'autant de masque qu'il est de circonstance,  si bien que c'est lorsqu'il perd son expressivité qu'il devient authentique, en ne se conformant plus à tel comportement accidentel, mais en reflétant négativement l'incertitude fondamentale du personnage. Cela vient invalider toute entreprise interprétative, et révéler à quel point elle ne peut être réduite à la somme des caractéristiques qui composeraient, aux yeux du spectateur comme à ceux de Frank, sa personnalité psychologique.  De fait, son visage de marbre ne fait que souligner l'impuissance de l'outil cinématographique face à l'insondable que représente tout individu(5). C'est une mise en garde sceptique face au danger de la réduction d'autrui à l'ensemble des signes qui le désignent. 


Si l'image cinématographique ne peut faire abstraction de sa dimension significative, le metteur en scène ne peut que postuler un réseau symbolique, avec toutes les limites qu'il suppose, pour mettre en forme le monde intérieur de son personnage. Cela suppose qu'il prenne acte des limites de l'image à rendre compte de la complexité d'une existence individuelle, et donc de mettre en question son propre geste. Ainsi, en grand cinéaste, Preminger constitue un réseau équivoque, en ce qu'il n'appose pas une caractéristique au personnage, mais souligne son ambiguïté en activant l'opposition classique, constamment rejouée, du noir et du blanc : visage blanc encadré de cheveux noir ; chemiser blanc sur jupe noire ; robe blanche et veston noir... Si bien que ce qu'on qualifierait trop rapidement de tiraillement schizophrénique entre bien et mal
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semble s'annuler dans une caractérisation paradoxale. De là, deux séquences semblent ressortir : celle où Diane, vêtue d'une nuisette entièrement blanche, en larmes dans les bras de Frank, semble en pleine perte de ses moyens ; et son corollaire, où elle apparaît de dos, comme une pure présence noire, cadrée en plongé à deux reprises devant les lieux stratégiques des meurtres à venir (10-11)
. Une fois de plus, ce n'est pas tant l'appartenance finale au camp du bien ou du mal qui compte, mais l'indécidabilité qui règne. La présence si particulière de Diane à l'image tient à cette distance entre la résistance qu'elle exerce à l'image et la somme de tout ce
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que la mise en scène lui appose. C'est le sens du beau fondu-enchaîné qui fait suite au meurtre de la belle-mère et du père : après le violence accident, les débris de la voiture viennent s'incruster sur le visage du personnage (12)
. Caractérisée comme tel, son existence a pour seul fond le meurtre qu'elle vient de commettre ; l'accès à sa personne est, en revanche, impossible. En définitive, le visage de Diane est une pure image, c'est-à-dire un objet sans profondeur ; c'est le sens d'un autre fondu-enchaîné matérialisant, par la rencontre de son visage et d'une horloge, un cadre qui isole son portrait (13). Au-delà de l'incongruité de cette transformation en icône, l'image renvoie aux interprétations qu'on en fait la puissance destructrice de son mystère.



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(1)Dans notre analyse, Diane est une figure opaque qui contribue à révéler au spectateur l'opacité fondamentale des mondes filmique, réel et mental. L'analyse proposée ici est donc, en quelque sorte, fondée sur une dynamique « centripète », qui fait de Diane un « noyau d'inexplicabilité ». Il est néanmoins conseillé au lecteur de se plonger dans l'analyse proposée par Olivier Eyquem, où son raisonnement, résolument « centrifuge », met en évidence que l'héroïne est cernée et gagnée par le vide du monde qui l'entoure : « Elle s'efforcera pendant tout le film de combler le VIDE terrifiant qui la cerne, et finira par s'y perdre corps et âme en y entraînant son mari. Les femmes s'exprime peu chez Preminger, cinéaste par excellence de l'aveu impossible... La confession de Diane sera par deux fois rejetée, la condamnant à aller jusqu'au bout de son itinéraire suicidaire. » Olivier Eyquem, « Etrangère ici-bas », in Otto Preminger, Capricci, Nantes, 2012, p. 61-70.
(2)Diane partage ce brouillage comportemental avec le personnage de Stella (Linda Darnell), l'héroïne tragique de Fallen Angel (1946). La mort est, chez cette dernière, la conséquence immédiate de son comportement : en s'échappant constamment de l'emprise des hommes (Mark Judd et Eric Stanton), elle nourrit leur désir de possession, qui ira jusqu'à sa destruction. Cette loi de causalité, certes magnifiée par une mise en scène maintenant le suspense avec rigueur, reste simpliste, d'autant plus que la structure générale de l'histoire repose sur une opposition binaire entre la brune Stella et la blonde June Mills (Alice Faye), dont la piété humaniste et un rien frigide est finalement valorisée. Angel Face gagne donc en épure ce que Fallen Angel perd en analyse sentimentale, bien que son contenu social, portant entre autre sur l'institution du mariage (voir le texte de M. Macheret consacré au film : « Sept ans de saute-mouton », ibid., p. 36-38), en fasse une anticipation intéressante des brûlots politiques des années 1950.
(3): On ne saurait faire ici de Diane un personnage « schizophrène », tant l'adjectif est galvaudé et inadéquat à ce qui nous présenté. Si le grand barnum psychanalytique d'Hollywood a abusé de ce type d'analyse, soyons gré à Preminger d'avoir créé un personnage plus subtil qu'à l'accoutumée. La pouvoir exceptionnel de Diane tient à ce que, jamais, nous ne saurons exactement ce qui lui passe par la tête...
(4): Secret de Waldo Lydecker, d'Eric Stanton ou de Mark Dixon, qui vient à les tourmenter. Déni d'Ann Sutton face à son trouble mental, que pointe David Korvo en l'extrayant des jeux sociaux par l'hypnose. Le secret ne porte pas sur les actions des personnages, mais plutôt sur l'émotion mystérieuse (ou la pulsion diagnostiquée) qui les a poussé à agir comme ils l'ont fait, soit, pèle-mêle : jalousie ; désir sexuel ; cleptomanie ; violence héréditaire... La spécificité de Diane tient à ce que la cause de son suicide ne peut être uniquement rapportée à son "complexe d'Electre". Souvent, l'amour seul est à-même de faire éclore l'aveu (June fait avouer Eric ; William Sutton permet à Ann de se "remémorer", et donc d'avouer ; Morgan est la seule à qui Mark Dixon avoue son crime). Les personnages détruits par leur secret sont d'abord des êtres esseulés ; Diane en fait partie.
(5)On peut alors se rappeler d'autres exemples frappants dans l'oeuvre de Preminger. Par exemple, ce moment discret à la fin de Laura où Gene Tierney est interrogée par Dana Andrews. Au moyen recadrage brutal, la caméra souligne le geste de l'acteur qui braque sur Laura deux faisceaux lumineux saturant son visage de blanc. Plutôt que de souligner les signes qui trahiraient sa culpabilité ou son innocence, la lumière écrase le visage, qui se révèle alors comme un masque insondable.

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